Le Passe Muraille

Perec témoin du trou noir

Un hommage du poète Jacques Roman

Je voudrais pouvoir écrire un article qui serait comme un chemin, lequel chemin mènerait vers un inconnu dont le nom ne se prononcerait pas comme il s’écrit, un article où s’imposerait une autre contrainte que celle des trois mille cinq cents signes, pourquoi pas celle-ci : arrêter l’écriture lorsque l’ombre du taille-crayon posé sur la table atteindra le rebord de ladite table. Je me souviens que Georges Perec est mort le 3 mars 1982 à l’hôpital d’Ivry (Val-de-Marne) d’un cancer des bronches. Et je me souviens qu’en novembre 1981 dans les Quelques-unes des choses qu’il faudrait tout de même que je fasse avant de mourir, Perec écrivait :

«M’arrêter de fumer (avant d’y être obligé…) »

Je viens de recopier ces deux lignes dont les parenthèses et points de suspension ne m’apparaissent qu’à cette heure où l’ombre lentement sur la table progresse en direction du bord. Je n’avais donc jamais lu ces deux lignes. Tout à déchiffrer le puzzle Perec comme me l’y invitait son auteur je ne savais pas avoir en main la pièce manquante ou la pièce en trop, à moins que celle-ci ne fût que l’apparition d’une pièce invisible autour de laquelle toutes les autres s’ordonnaient points de suspension. Et, «Tellement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle régirait l’ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres. Malheureusement ça ne marche pas, ça n’a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais. »

 

L’art de la contrainte formelle qui règle les exercices oulipiens cle Perec et ses fictions crève l’écran de leur convenance apprise, et répétée comme toutes les convenances. Et c’est précisément dans l’illisibilité risquée que me tend l’ordre écrit que Perec m’émeut, que Perec vit et m’inquiète.

On a tenté par tous les moyens, et on tente encore, de dédramatiser l’oeuvre de Perec. Paradoxalement s’il devait y avoir une célébration de Georges Perec à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort, celle-ci n’aurait de sens qu’à décélébrer puisque aussi bien, faut-il le rappeler, tout homme meurt inconnu.

L’ombre se rapproche du bord. Perec sourit sur la couverture de ses Portrait(s) édités par la Bibliothèque nationale de France.

J’aurais voulu écrire un article qui serait comme un chemin, lequel chemin mènerait à un certain Georges Perec inventeur ou receleur d’une matérialité d’un nouveau genre. Chemin à l’aller ou chemin au retour ?

(dans lequel j’avais bu de l’eau).

l’eau de stries grisâtres, dans lequel il avait bu de

l’eau

blanche, aux bords ébréchés, au fond couvert

le sandwich et le bol, le grand bol de faïence

l’illustré, l’homme, les agents ;

la rue de l’Assomption, le métro, les métros ;

Dans Les lieux d’une fugue, Georges Perec remonte les chutes (comme le ferait un cinéaste) d’une fugue faite vingt ans auparavant ou est-ce seize ? quinze ? La date s’est perdue… Il reste non un récit mais des récits qui tous auraient pu s’intituler Mémoires d’un orphelin ou comment l’écriture vient aux enfants errants. La fin des lieux récite le catalogue des mots et non des maux, elle dit que l’écriture est là et rien d’autre et cependant cet aveu avant la date (Mai mil neuf cent soixante-cinq).

Et il demeura tremblant, un long moment,

devant la page blanche

(et je demeurai tremblant, un long moment,

devant la page blanche).

Un enfant descend les cercles de l’Enfer où il rencontrera un homme lui ressemblant, un homme et pas tout à fait un homme, alors quoi ?

Il commença à descendre les escaliers

comme d’ordinaire, puis s’arrêta, resta

quelques instants immobile, entre deux paliers.

Il regarda les marches de marbre, le tapis rouge,

le fer forgé et les glaces de la cage

de l’ascenseur.

Il se remit à descendre, lentement, se laissant

presque tomber d’une marche à l’autre, les

genoux bloqués, comme un automate ou comme

un monstre.

Je souligne monstre, ce que l’on ne peut voir, tout aveuglant que ce soit, sinon à le savoir, mais voilà, Perec comme Kafka ne trace un chemin que d’exode, n’accompagne que l’exil où vivant ne veille jamais qu’un tremblement devant la page blanche, un frémissement devant l’imminence du saut qui va voir la naissance d’un témoin qui pour avoir corps et lettres n’en est pas moins témoin d’un trou noir.

 

L’ombre a dépassé le rebord de la table, elle s’allonge plus bas, au sol. La page semble toujours désespérément blanche. Je me souviens de «J’aimerais tellement me retirer sur mes terres comme Athos. » Je vais relire tout Perec en étant très, très attentif aux parenthèses.

J.R.

(Le Passe-Muraille, No 52, Mars 2002)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *