«On continue !»
Souvenirs d’une libraire et amie, au Rameau d’or de Genève
par Claire Hillebrand
Dimitri aimait sa librairie de Genève, Le Rameau d’or. Il me l’a confiée pendant vingt-sept ans. Quel cadeau! Et qui oblige, évidemment. La première rencontre, c’était hier, en 1967. Il venait présenter sa maison, L’Age d’Homme, et un livre : Petersbourg d’Andreï Biely, « artificier méconnu » selon Georges Nivat. Une fièvre perceptible, une fougue jamais démentie. Et depuis ce jour il m’a conduite, ainsi que tant d’autres lecteurs, dans des eaux littéraires inconnues. Son plus beau compliment : « Vous savez lire »…
Éditeur hors norme, pas si simple de le suivre, même de loin! Nous le voyions arriver à la librairie semaine après semaine dans sa mythique camionnette bourrée de cartons de livres ; beau sourire déjà ravi de tout ce qu’il apportait aux futurs lecteurs… Rien n’arrêtait ce coureur de fond : publier, combler les vides éditoriaux, construire son catalogue. Il l’avait en tête et année après année il a fini par compter 4000 titres. Incroyable. Que de champs nous a-t-il ouverts ! Que n’a-t-on pas dit, écrit sur Dimitri. On ne dira jamais assez ce qu’il a apporté à la planète Littérature.
Trois souvenirs. Dimitri me téléphone au Rameau d’or, je lui dis être habitée par la lecture que je fais de Tchossitch, aussi appelle-t-il tous les jours pour voir où j’en suis de cette lecture et partager. Un jour, finalement, il me dit : « Bon Claire, maintenant rentrez chez vous et lisez ! » Oubliant totalement que je suis à la librairie et qu’en principe j’y travaille. Mais non : lire, voilà l’urgence ! Même scénario pour Grossman, Rozanov, Witkiewicz, Tserrnianski mais aussi : Amiel, Cingria, Haldas et tous les autres. Des monuments à gravir, à aimer. J’ai de Dimitri des dizaines de cartes postales de tous les coins du monde, pas une qui ne parle de textes en chantier, de rencontre d’écrivains — une anthologie. Et ceci qui me laisse aujourd’hui encore sans voix : pas une fois Dimitri ne m’a imposé en patron son choix de livres au Rameau d’or, mais persuader oui, convaincre certainement. L’entendre défendre un auteur, une oeuvre, était alors superbe.
Nous avons cependant traversé des difficultés et aussi la tempête de la guerre en Serbie. Les ondes de choc de ce conflit combien meurtrier nous ont (nous libraires) déstabilisés, désarçonnés. Des clients amis, des proches nous ont quittés.Tristesse. Nous devions justifier les raisons pour lesquelles nous restions fidèles à Dimitri, à L’Age d’Homme. Rude. Lui nous parlait de son père emprisonné, de sa terre, de sa culture, du monde orthodoxe. Je ne suis pas pro-serbe, disait-il, je suis serbe! Chacun de ceux qui le connaissaient avait « son » Dimitri, complexe, multiple, paradoxal. Son caractère entier, sans concessions, si éloigné du « plaire », en a froissé plus d’un. Il pouvait être coupant. « Pas de temps à perdre, j’ai du travail ! » Mais devant un être sincère, peut-être faible, sa douceur, son affectivité forte se manifestaient.
Dimitri était croyant. Ceci est primordial. Des souvenirs, j’en ai tellement, et qui font mal aujourd’hui… le vide est énorme. Mais je l’entends encore me dire : « Claire, on continue! » Oui.
C. H.
(Le Passe-Muraille, No 87, Octobre 2011)