Le Passe Muraille

Noblesse de l’art oblige

 

Révérence à Francis Scott Fitzgerald,

par Antonin Moeri

Lorsque je demandai à Peter Handke quels auteurs il préférait, il répondit sans l’ombre d’une hésitation: Goethe et Fitzgerald. Il ne me donna pas les raisons de ce choix mais attira mon attention sur un spectacle insolite: une petite vieille de maintien craintif parlait vertement à un moineau qui dansait sur le bitume ridé. Il me sembla alors que ce volatile, dans sa supérieure liberté de mouvement, valait toutes les explications.

Après avoir vu l’impossible se réaliser, après avoir dominé héroïquement la vie et après des succès retentissants, Scott Fitzgerald s’effondre: «Trop de colère et trop de larmes». La fatigue nerveuse engendre un impérieux besoin de solitude. L’écrivain dort toute la journée. Il établit des listes de villes, de stars, de dadas, de chaussures et de nageurs. Il se rend compte qu’il n’aime plus les êtres humains, qu’il fait semblant de les aimer. Tout le remplit de haine: le bruit de la radio, le hurlement des rails, la pub dans les revues, les jolies Scandinaves, les écrivains, les amis.

Cette désintégration de la personnalité, ce processus de démolition, cet effacement du Je, cette dilution de la vitalité, cet écroulement de toutes les valeurs personnelles, Fitzgerald les raconte dans une nouvelle que Peter Handke relisait souvent: La Fêlure. Cette agonie est aussi celle du roman qui se subordonne alors peu à peu à «un art mécanique et communautaire incapable, que ce soit aux mains des marchands de Hollywood ou des idéalistes russes, de refléter autre chose que la pensée la plus banale, que l’émotion la plus évidente». Le vieux rêve de grandeur se noie dans la versatilité, le rictus sinistre et l’effroi blême. C’est avec «une horrible sensation d’enthousiasme» que le narrateur essaiera d’être «un animal aussi correct que possible».

Dans sa biographie qui est le fruit de quarante ans de travail acharné et qui est considérée par la critique américaine comme définitive, le spécialiste mondial de Fitzgerald nous apprend que celui-ci buvait considérable-ment, qu’il était un grand fumeur invétéré de Chesterfield, qu’il frappait sa femme avec une détente de boxeur portoricain, qu’il ne s’intéressait pas aux sirupeux gendelettres, qu’il commettait régulièrement des extravagances presque délictueuses ou carrément malséantes, qu’il était incapable de travailler avec cette exemplaire régularité des tâcherons de l’écriture qui, chaque automne, offrent leur légitime pensum souriant aux lecteurs épuisés par les affaires courantes.

Le spécialiste mondial nous indique avec une épicière exactitude quels étaient les revenus que l’écrivain «romantique» avait tant de peine à «gérer» correctement, préférant dilapider l’oseille, préférant vivre furieusement et brûler la chandelle par les trois bouts, désirant toujours écrire un fameux roman qu’il ne parvenait jamais à terminer dans les délais.

On nous fait entrer dans le laboratoire intime de l’écrivain. On nous montre, preuves indiscutables à l’appui, comment l’alchimiste transforme la boue en or, comment la réalité devient fiction, comment des épisodes déplaisants (querelles, suspicions, désaccords) se retrouvent dans les nouvelles que Francis devait envoyer aux magazines pour vivre. Car ce genre d’artiste ne peut entreprendre un texte qu’à partir d’une émotion personnelle. Il est incapable d’utiliser les expériences des autres, de se mettre à leur place pour chanter leurs malaises, leurs ver-tiges, leurs misères ou leurs souffrances.

Au milieu de la conflagration générale, alors que les écrivains ricains allaient se jeter avec succès sur les grands sujets: dépression économique, chômage, alcoolisme, maladies, guerre d’Espagne… Scott embarrassait ses lecteurs en évoquant les aspects honteux de sa personnalité et de l’aventure américaine. On le traita de fêlé, d’égotiste et d’exhibitionniste. On préféra oublier un auteur incapable de fournir de bonnes histoires aux honnêtes gens qui paient pour ça.

En lisant cette monumentale biographie du spécialiste mondial, je songeais souvent aux phrases concises que Peter Handke découpe dans un vrai velours d’élégance. Alors les apothicaires couraient en soufflant sur le boulevard, devant la terrasse de l’Apollinaire. Je me demandais si, pour parler des poètes, je ne préférais pas, à l’acharnement systématique de l’homme gentil, la joyeuse réserve du gentilhomme. «Noblesse oblige», comme dirait Dick Diver dans Tender is the night, le plus grandiose roman sur la folie.

Quand il raconte les décisions héroïques sur le champ de bataille, Dick fascine les femmes. La ligne exquise de son front savant, le profond mystère de ses yeux ardents font croire à ces dames qu’elles trouveront dans ses bras «une jouissance plus grande que dans ceux d’un autre». Ce psychiatre aux gestes mesurés fait naître de violentes passions dès le premier regard échangé. Il conduit souverainement l’étincelante Rolls Royce du Shah de Perse, incrustée de diamants et garnie de fourrure de martre. Il a épousé une princesse de la nuit, schizophrène incestueuse, enfant choyée de milliardaire alcoolique, désarmante et vulnérable fleur des sous-bois.

«Prisonnier d’un vaste irrationnel», Dick plonge dans cette eau versatile et fuyante de la folie qui envahira sa moelle, ses tissus et ses nerfs. Entraîné dans une ronde infernale, privé de ses points de repère, il sent «s’effriter les raisons de sa profession». Il donne libre cours à une dangereuse sauvagerie, à un irrépressible besoin de destruction. Il s’enfonce délicieusement dans la douce nuit chaude des origines du monde, dans les «sombres cavernes d’où jaillit une vie qui ne connaît ni morale ni raison».

Mais d’où vient ce bonheur que l’écrivain Fitzgerald éprouve à cultiver telle sorte d’irresponsabilité ? C’est précisément ce que ne parvient pas à expliquer le spécialiste mondial. Parce que la littérature, qui entretient un rapport trouble avec le réel, relève d’un ordre différent, qu’on appellera comme on voudra, mais qui est certaine-ment plus élevé. On pourra, jusqu’à la fin des temps, chercher toutes les raisons d’une oeuvre d’art. On n’en trouvera jamais que de mauvaises.

A. M.

Matthew Jr. Bruccoli, F. Scott Fitzgerald. La Table Ronde, 1994.
F.Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit, Livre de Poche.

(Le Passe-Muraille, No 17, Mars 1995)

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