Le Passe Muraille

Morand avant Morand

 

À propos du Journal d’un attaché d’ambassade,

par Christophe Calame

On aime dans Paul Morand la jeunesse, la vitesse, la méchanceté et la solitude. Mais Morand jeune n’avait rien de jeune, ni de rapide, ni d’original. La lecture du Journal d’un Attaché d’Ambassade le montre assez (dans la nouvelle édition, définitive grâce à Michel Collomb, du manuscrit déposé à Lausanne). L’année 1916 et l’année 1917, il est vrai, méritent assez de rester dans la mémoire des hommes. On peut les voir du fond des tranchées. On peut aussi les avoir passées sous les ors des hauts lieux de la République, ou du Faubourg. Avec Cocteau, avec Proust, avec Giraudoux.

Les tranchées sont pourtant là, mais on n’en parle pas. Moins on en parle, plus elles sont là. Dans les négligences de Briand et la désinvolture de Berthelot (adoré par Morand parce qu’il accroche des Gauguin dans son bureau du Quai et qu’il donne des nouvelles de ses chats par la valise diplomatique). Mais aussi avec les duchesses qui fondent une société pour l’exploitation mondaine du maréchal Joffre. Avec Proust, qui demande au Ministère de la guerre l’autorisation de se présenter devant le conseil de révision à minuit.

Il y a avait certes la vie de l’«arrière», celle du Diable au Corps, avec son insouciance, mais aussi de l’arrière «concerné» par la tuerie, de la diplomatie au commandement, et c’est bien là que Morand s’est formé une «optique» poétique et un point de vue romanesque particulièrement féroce, comme Proust: dans la perspective absolument historique de la courbure du temps, où les vieux beaux et les edwardiens de la Belle Epoque ont été fantômatisés vivants.


Morand, dans son journal, apprend à ne pas juger. Seulement à enregistrer les mots, à les cueillir exactement, les naïfs et les vachards, les calculés et les échappés, les fous et les sages. Le lecteur en est mitraillé, criblé d’éclats, obusé par la lenteur des événements énormes.

On est saisi, mais rétrospectivement, par la dérision du ballet diplomatique: le pape qui s’entremet, les Italiens peu décidés, Wilson qui met des mauvaises notes, le roi de Grèce qui trahit, Raspoutine assassiné par les grands-ducs, la chute lente des politiciens devant les parlements (Briand et lord Asquith).
Le journal de Morand, publié pour la première fois en 1947, à la Table ronde, n’a rien d’intime. L’extériorité est trop exigeante et trop riche. Les amours du jeune Morand n’y figurent qu’obliquement, lorsqu’elles croisent l’Histoire par un mot ou par une réflexion. Pour le reste, Morand est assez dandy pour traiter les émotions par le silence: la référence stylistique omniprésente à Benjamin Constant et à Stendhal ne va pas jusqu’à l’exposé des dilemmes affectifs.
Mais c’est aussi que l’art de Morand n’a rien de sentimental, contrairement à celui de son «répétiteur», Giraudoux. L’analyse des sentiments dont Proust est le maître ne retient pas plus Morand. Les années vingt seront faites par la déchirure du code mondain usé que les jeunes gens, rendus «sauvages» par la guerre, ne peuvent plus supporter (s’ils le connaissaient). Dans les nouvelles de Morand, on assiste à la confrontation des anciennes traditions raffinées avec ces nouveaux sauvages.

Pour pouvoir décrire cela, Morand devait s’éloigner intérieurement du présent et de son monde, creuser une distance de style, comme l’avaient fait ses maîtres, à commencer par Voltaire. La littérature pouvait trouver sa place, dans le chaos de l’Histoire, au point où conduisait ce premier exercice de détachement qu’est le journal. Le voyage ferait le reste.

C. C.

Paul Morand, Journal d’un Attaché d’Ambassade, nouvelle édition avec un complément établi, présenté et annoté par Michel Collomb, Gallimard 1996.

(Le Passe-Muraille, No 26, Octobre 1996)

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