Malaquais romancier des apatrides
Entre révolte et bonne espérance,
par G. Millot Nakach
Jean Malaquais est allé partout dans le monde. Cependant, ses textes, longtemps, n’ont plus paru nulle part. Depuis 1995, on doit aux éditions Phébus de les redécouvrir et à leur auteur de leur avoir consacré ses ultimes forces: jusqu’à sa mort, en 1998, et malgré la maladie qui l’épuisait, Malaquais se livra à un intense travail de relecture, de correction et même de réécriture de ses premières oeuvres en vue de leur réédition. Entré en littérature dès l’adolescence, il conserva intacte sa belle et douloureuse exigence de ne donner à lire que des textes qui le requéraient tout entier. Marseille, Cap de Bonne Espérance est de ceux-là. Cette « nouvelle I » qu’il écrivit pendant la guerre fut publiée en 1943 dans Pour la victoire, journal français édité à New York, alors que dans l’Europe nazifiée, comme le dira David Rousset, il n’y avait plus que deux portes de sortie : Marseille ou Auschwitz.
Dans ce texte, Malaquais relate sa propre situation. Il a fait partie de cette cohorte de candidats à l’exil, réfugiés à Marseille, condamnés à fuir l’Europe pour ne pas y mourir. Mais à la différence de milliers d’autres, il a réussi à quitter la France, pays où il n’est revenu qu’épisodiquement après guerre. Jean Malaquais n’a jamais été citoyen français. Ce nom est en effet le pseudonyme de Vladimir Jan Pavel Malacki. Né à Varsovie en 1908, ce Polonais d’origine juive décide à 17 ans, le baccalauréat en poche, de quitter sa Pologne natale. Inquiet que le monde puisse disparaître avant qu’il n’ait eu le temps de le découvrir, comme il l’expliquera plus tard, il traverse les frontières, visite de nombreux pays d’Orient, d’Afrique, parcourt l’Europe en crise jusqu’à la France où il veut alors se fixer, nous verrons pourquoi. Pour gagner sa vie, Malacki fait plusieurs métiers : ouvrier, plongeur, manoeuvre, mineur de fond en Provence… C’est au cours de ses pérégrinations qu’il rencontre des militants d’extrême-gauche dont il adopte les idées révolutionnaires et internationalistes.
Le début de Marseille, Cap de Bonne Espérance évoque ses tribulations : Madagascar, dans le port qui s’appelait encore Tamatave, la Baie de Rio, la colline du Parthénon, les lagunes de Venise… Les noms de ces pays chantent à ses oreilles, il est possédé par un désir baudelairien de voyager, qu’on retrouve chez Maniek Bryla, un «jeunot, dans les dix-sept ans 2 », qui ouvre le roman Les javanais: «— Tu as bourlingué, toi ? Dis, partir, naviguer, voir du pays, tu sais, l’Afrique, le désert… C’est où, Gabès ? Et ça, écoute, Tombouc-tou Tom-bouc-tou… 3 »
Marseille devient la plaque tournante d’où il part vers les ailleurs de ses rêves, puis en revient. Aussi est-ce une ville qu’il connaît bien, dés avant la guerre. Il n’a pas tiré d’un guide touristique les phrases qu’il lui consacre dans Marseille, Cap de Bonne Espérance: «Singapour de l’Ouest, sûr bordel sur les routes du monde, elle détenait le monopole du vrai pastis, de la vraie bouillabaisse, et avec ses marchandes de poisson à la voix enrouée et ses joueurs de boules dominicaux, elle tenait digne-ment son rang sous l’oeil bien-veillant du bon Dieu. » Mais s’il revient à chaque fois en France, c’est qu’il a choisi ce pays pour son histoire révolutionnaire et sa langue. Et bien sûr, la ville qui cristallise ces aspirations et ces illusions, c’est Paris, où il vient crever la faim et entretenir le délabrement de ses poumons.
En 1935, alors qu’il travaille aux Halles comme débardeur le jour et va lire à la bibliothèque Sainte-Geneviève le soir, à la fois pour se chauffer et pour survivre moralement, il fait la rencontre décisive avec le monde des lettres. Ayant lu par hasard un texte de Gide, paru dans le numéro de La Nouvelle Revue française de décembre, où l’écrivain déplore d’être passé à côté du monde du travail et d’être trop gâté, Malacki lui répond sur un ton indigné : la belle affaire si on avait compté un besogneux de plus et sans doute un écrivain de moins… Piqué par cette lettre, Gide rencontre Malacki; il s’ensuit une relation qui va durer jusqu’à la mort de Gide.
Gide encourage Malacki à écrire. Il le recommande, entre autres, à Jean Paulhan et à Jean Cassou qui éditent certaines de ses nouvelles 4. Dès 1937, Malacki se met à la rédaction de son premier roman Les javanais, publié chez Denoël en 1939. L’éditeur lui trouve son pseudonyme par analogie au célèbre quai de la Seine. Ce roman obtient le prix Renaudot la même année. Inspiré par l’expérience qu’a eue son auteur en trimant dans une mine du sud de la France, il dépeint des mineurs de toutes nationalités dans les années 30, parias originaires des quatre coins du monde et, de ce fait, surnommés les Javanais. Dans ce récit sans héros, Malaquais parvient à animer tous les personnages de façon indépendante, décrivant aussi minutieusement leurs bassesses que leurs beautés, ne voulant rien prouver et donnant ainsi à la mine l’existence d’un vrai personnage collectif. La langue est drue et mêle, sur un rythme enjoué, aux multiples idiomes des mineurs la voix ironique du narrateur. L’épopée des heitmatlos, con-damnés à gagner durement leur vie, est portée par l’inventivité du langage ainsi que par « un lyrisme extraordinaire, de qualité tout à fait rare et spéciales » qui ravit André Gide.
Mais Malaquais ne profite pas de son succès littéraire : en 1939, Malaquais-Malacki, bien qu’apatride, est enrôlé dans l’armée pendant la drôle de guerre ; il donne de ces mois accablants une relation inoubliable dans Journal de guerre. La suite de ce texte, Journal du métèque‘, rend compte de sa vie après l’invasion allemande, existence
en sursis semblable à celle de millions d’autres en Europe : le 21 juin 1940, Malaquais ayant pris la décision d’échapper à un convoi de prisonniers, rejoint Paris ; cinq mois plus tard, alors qu’on annonce la promulgation des premiers décrets contre les Juifs, il s’enfuit avec sa com-pagne. Recueillis à Banon par Giono, ils gagneront plus tard Marseille.
Malaquais demeure alors triplement en danger : en tant qu’apatride, en tant que Juif, en tant que militant d’extrême-gauche. Il prend place dans la foule exsangue des réfugiés qu’il évoque dans Marseille, Cap de Bonne Espérance. Ce texte est un hommage à Marseille, et surtout à ceux qui ont aidé les persécutés de l’histoire, les individus (Gide, Giono, plus d’un inconnu…), et les organisations dont il est fait mention. Tous ces groupes, Malaquais les a connus, et, pour certains, sollicités.
Et il ne les a jamais oubliés, ni passés sous silence, par-dessus tout, the Emergency Rescue Committee, que Varian Fry avait mis sur pied dès son arrivée à Marseille à la mi-août 1940. Bénéficiant au début de l’appui de certains milieux libéraux américains et notamment de l’épouse du président des Etats-Unis, ce héros malgré lui fut rapidement suspecté par Vichy, désavoué par les autorités américaines, et dut recourir à toutes sortes de moyens, illégaux souvent, pour sauver des centaines de « déracinés. Ces extirpés de leur lieu natal (…) Savants austères, peintres de talent, médecins fameux, poètes de génie, ce que des millénaires de culture et de sélection ont produit de plus noble… » Bien que Varian Fry fût finalement refoulé en septembre 1941, son Comité continua cahin-caha à fonctionner jusqu’en juin 1942. Malaquais l’immortalise en quelque sorte dans Planète sans visa 7, chef-d’oeuvre qui restitue avec l’intensité et la justesse des plus grands romans historiques la période de la France sous l’Occupation.
Planète sans visa est contemporain de Marseille, Cap de Bonne Espérance. La cité phocéenne y tient le premier rôle, et pas comme un décor accidentel. Tous ceux qui ont aidé Malaquais s’y voient conférer une identité ; tous les sbires de l’administration vichyste, qui l’ont pourchassé, lui et ses semblables, s’y trouvent représentés, imaginés, jamais caricaturés. Marseille, immobilisée dans son crépuscule et son effondrement, Marseille «Urbi et orbi », Marseille de Malaquais-sur-Rhône contient assez de vies et assez de vie pour représenter l’humanité des quatre coins du monde.
Représenter, et pas juger. Malaquais était certes un homme de convictions, formé aux idées d’extrême gauche qu’il a gardées toute sa vie. Son rejet du monde capitaliste n’avait d’égal que son opposition au stalinisme, comme en témoigne le pamphlet Le Nommé Louis Aragon, ou le Patriote professionnel’. Mais il rejetait le roman à thèse, cherchant à exprimer sans parti pris la figure que prend le destin collectif, les thèmes de notre époque.
Planète sans visa et Marseille, Cap de Bonne Espérance ont quelques-uns de ces thèmes en commun. Ainsi la recherche de visas, qui hante ceux qui veulent survivre.
En commun aussi l’idée que nous vivons dans une société prête à sacrifier hommes et talents. Cette idée conclut le texte ici publié, et figure dans le roman, par exemple dans les pensées d’Aldous John Smith, avatar de Varian Fry : « Lui, à l’ambassade américaine, on le regardait d’un oeil torve. Il ne jouait pas le jeu; avançait qu’il faut neuf mois pour faire un bébé mais un demi-siècle pour faire un pianiste qui vaille, un poète qui vaille. Il troquerait un navire de layette et de lait en poudre contre une douzaine de visas, cet hurluberlu d’Aldous J. Smith…9 ».
Dans les trois pages de Marseille, Cap de Bonne Espérance, Malaquais nous livre quelques aspects de la palette de ses registres d’écrivain. On est emporté par un lyrisme qui met en relief la révolte, sans nuire à la précision des faits. Tonalités qui sont l’apanage de la plupart de ses oeuvres, notamment de Planète sans visa. Lorsqu’il revient dans son pays, Varian Fry est loin d’être accueilli en héros. Il perd épouse, situation, amis. Malaquais s’embarque lui aussi vers le continent américain. En octobre 1942, il arrive au Venezuela, puis passe deux années au Mexique, de mars 1943 à 1945, avant de s’installer aux Etats-Unis. Malaquais sait bien, déjà pendant la guerre, que les Etats-Unis, même s’ils ont concentré un temps l’espoir de tous les parias de Marseille, incarnent tout, sauf la liberté. « Le bon Oncle Sam, le brave Oncle Sam» n’est séduisant qu’à distance et le regard sarcastique de Malaquais le dépouille de son déguisement démocratique. Cette ironie lucide illumine toute son oeuvre. Dans Les Javanais, elle a la tonalité bienveillante, optimiste et jeune des premiers romans de Rabelais : Malaquais croit au destin de ses Javanais pouilleux et avides de vie. Planète sans visa tire là-dessus l’énorme éclipse de la guerre, qui fixe l’image des réfugiés et des apatrides comme une constante de la société. Le titre pourrait évoquer l’espoir d’un monde sans frontières, mais ce sont des paysages funestes, des villes hostiles, des camps, dont toutes les issues sont barrées, que l’on finit par contempler. L’ironie prend ici le pli de Voltaire.
Puisqu’on ne peut plus fuir nulle part, quelles peuvent être les formes de survie pour qui ne fait pas partie de l’« élite » qui dirige le monde ? L’ultime roman de Malaquais répond à cette question par son titre étrange, Le Gaffeurm , et son histoire hors du commun qui fait irrésistiblement songer à Kafka. Un des plus forts écrivains réalistes du siècle emprunte la voie du conte philosophique ; son personnage principal ne trouve de salut que dans l’évasion totale, la poésie, se fondant en elle jusqu’à n’avoir plus aucune existence dans les registres, les immeubles ni les réseaux humains de la Cité. 11 faut lire ce texte un peu panique, où, de personnages burlesques en microcosmes étatiques ubuesques, le narrateur nous amène à penser que notre monde n’est au fond pas différent de sa fiction.
Et comme s’il en était bien convaincu, Malaquais s’efface du monde des lettres. Il écrit bien une pièce de théâtre », qui n’est jouée qu’une fois, en privé, et n’est publiée qu’en 2000, à titre posthume. Il mène à bien un travail philosophique sur Soeren Kierkegaard’. Et puis… presque rien. En 1995, à l’exception de ses proches, qui le sait encore en vie ? Qui connaît son oeuvre, que lui-même n’alimente plus par des publications?
Il s’est retiré dans l’univers littéraire qu’il a créé et continue à y travailler, avec son clair regard et son sourire malicieux, celui du chat de Lewis Carroll. Il faut l’y retrouver, pour partager sa vision, sa révolte et son ironie. En 1943, dans Marseille, Cap de Bonne Espérance, celle-ci rentre seulement son dard devant la fraternité, que Malaquais a toujours considérée comme une valeur suprême. Pouvait-il en être autrement de la part d’un des plus vrais et sincères romanciers des apatrides?
G. M.-N.
1 C’est ainsi que Pour la victoire présente Marseille, Cap de Bonne Espérance dans son numéro du samedi 6 mars 1943.
2 Jean Malaquais, Les Javanais, Paris, Phébus, coll. d’aujourd’hui, 1995, p. 17.
3 Ibid., p. 18.
4 Malaquais fera publier plusieurs de ses nouvelles pendant la guerre, dans le recueil Coups de barre, New York, Editions de la Maison française, 1944.
5 Lettre d’André Gide à Jean Malaquais du 13 mai 1938, Correspondance André Gide-Jean Malaquais, 1935-1950, Paris, Phébus, 2000, p. 69.
6 Jean Malaquais, Journal de guerre suivi de Journal du métèque, Paris, Phébus, 1997.
7 Jean Malaquais, Planète sans visa, Paris, Phébus, 1999.
8 Jean Malaquais, Le Nommé Louis Aragon ou le Patriote professionnel, Paris, Syllepse, 1998.
9 Planète sans visa, p. 98.
10 Jean Malaquais, Le Gaffeur, Paris, Phébus, 2001.
11 Jean Malaquais, La Courte Paille, Paris, Editions théâ-trales Art et Comédie, 1999.
12 Jean Malaquais, S0ren Kierkegaard, Paris, coll. 1 0/1 8, 1971.
(Le Passe-Muraille, No 58, Octobre 2003 )