Lumière de Jacques Mercanton
Hommage post mortem à l’éminent écrivain et humaniste européen, ami de Joyce et de Thomas Mann,
par Jean Romain
Ainsi Jacques Mercanton est mort. Il est mort chez lui, peu après son 86e anniversaire. Il s’est endormi, et personne ne sera surpris qu’une mort si douce lui fut advenue, lui qui avait sondé avec tant de perspicacité et tant de pudeur le visage de ceux qui vivaient entre deux mondes, de ceux, vivants, qui déjà avaient accès à l’autre royaume.
Il est mort doucement comme, dit-on, s’en vont ceux qui se noient. Mais ceux qui se noient se réveilleront un jour à l’instar des Sept Dormants d’Ephèse, qui seront rappelés à la vie par la volonté cachée d’un dieu énigmatique.
Car la vie et l’œuvre de Jacques Mercanton, toutes deux, sont illuminées par la foi en la Résurrection. Non pas que cette œuvre soit une œuvre tournée vers la Résurrection comme ont pu l’être celles d’autres grands écrivains du siècle – je pense à Bernanos, je pense à Péguy – mais parce que le motif du retour, celui d’un temps circulaire si propre à la tragédie, l’habite tout entière.
De Jacques Mercanton, j’ai tout lu. J’ai tout aimé. Ses grands personnages, je les ai accompagnés au fil des pages parcourues durant ces longues nuits où, en guise de viatique, avec eux j’ai attendu les heures du petit ma-tin, ces heures de l’entre-deux à l’extrême automne, où ces heures plus hésitantes, celles du petit printemps qui glissaient sur les toitures de Waldfried. Avec eux, j’ai vécu, j’ai souffert. Je les ai vus gouverner dans l’ombre des maisons, et j’ai sondé dans leur regard l’effrayant mystère du cœur humain. Avec eux, je suis remonté jusqu’à la clairière d’Heiligenbrunn, j’ai enfilé les rues étroites du Maroc, je suis demeuré en panne en Italie, j’ai attendu sur les places humiliées par le soleil sanglant d’Andalousie. Aujourd’hui, je revois le visage si pâle de Lorraine, les épaules frêles de Maria, le regard de la Sibylle qui détecte le mas-que de la mort dans les traits de ceux qui lui sont destinés. Et surtout, surtout lumineux dans la clarté des forêts, auréolé de ses cheveux blonds, je revois Bruno, fragile adolescent, prince des hautes vallées du Danube. Je sais de science certaine que Jacques Mercanton aujourd’hui l’a rejoint au creux du fleuve impassible dans lequel descendent les êtres de lumière.
De Jacques Mercanton, j’ai aimé la clarté qu’il jetait sur les œuvres qu’il interprétait. Loin des chapelles et des modes, il n’était jamais démodé. Bien sûr, il «mercantonise» les héros et les hommes qu’il entend expliquer. Mais explique-t-on Ulysse autrement ? Rilke ? Thomas Mann ? Mauriac ? Joyce ? et tant d’autres. C’est sa compassion à lui, Mercanton, qui relayait la compassion de tous ces autres pourtant si proches. Parce que c’est leur voix qu’il nous fait entendre, la voix de Racine, celle de Molière, de Pascal ou de Saint Simon, la voix grave des lamentations de Jérémie dans l’antre de Cumes. Et grâce à elles, voici la voix de l’homme lorsqu’il souffre et que, pour trouver une issue, il regarde vers les sommets, là où il n’y a jamais d’encombrement. Ce regard qui monte, ce regard ascendant, rempli d’espérances et de doutes, cet instant où l’homme croyant perdre pied lève les yeux, Jacques Mercanton l’a saisi avec une force dont peu de livres témoignent aujourd’hui. Mais qu’il est difficile à supporter ce regard à l’orée du désespoir ! C’est sans doute une des raisons qui font que l’œuvre de Mercanton ne parle pas à celui qui viendrait «divertir ». Ce qui domine, c’est un secret dont le voile à peine relevé ne fait qu’approfondir le mystère.
De Jacques Mercanton, j’ai tout aimé, jusqu’à cette sérénité malsaine qui habite tant de ses écrits, cette lente descente vers un fleuve impassible, j’ai tout aimé parce qu’il est un des rares que j’ai cru sur paroles.
J. R.