Le Passe Muraille

Luis Sepúlveda par delà le grand fleuve

Un regard sur Le vieux qui lisait des romans d’amour,

par Jean Romain

En même temps que l’âge qui l’envahit peu à peu, Antonio José Bolivar, vieux chasseur de l’Amazonie et grand connaisseur de la forêt humide, découvre les joies de la lecteur. Pas n’importe quel livre: les romans d’amour qu’il déchiffre avec gourmandise, qu’il relit sans cesse en essayant d’imaginer les villes: Paris, Londres, Venise, Genève.

Il aurait bien terminé sa vie à lire dans sa cabane d’El Idilio, le vieux chasseur, si un gringo sans scrupule, vendeur de peaux, n’avait massacré la famille d’un ocelot. Le fauve intelligent rendu fou par la douleur se venge en tuant ceux qui s’ aventurent dans les alentours d’El Idilio. Voilà donc Antonio José Bolivar, qui parle peu et agit beaucoup, en piste pour un ultime duel. Il va livrer un combat avec l’ animal tueur d’hommes, qu’il respecte pourtant. Il en va de la paix d’El Idilio et de sa propre tranquillité.

Voici le décor, les personnages, l’action. Le prix du livre réside surtout dans sa fraîcheur et la limpidité de son écriture: c’ est une bouffée de parfums, de cou- leurs et de musiques que le chilien Luis Sepúlveda jette sur le papier. Très vite la magie opère, et vous êtes là-bas sur la chaise du dentiste itinérant pour vous faire arracher un ou deux chicots, vous êtes sous l’averse tiède et sous le ciel bas, vous êtes, la machette à la main, au milieu des arbres et des animaux exotiques. Dommage que ce mot d’exotisme, qui a sonné si juste durant le XIXe siècle, ait pris aujourd’hui un sens un peu péjoratif car le véritable exotisme ne fait pas couleur locale mais il entraîne aux pays des rêves réalisables et fait que l’étranger, s’il demeure toujours étrange pour nous, n’est jamais sans saveur.

La loi de la nature à laquelle se réfère l’ auteur et sur laquelle se fonde la société du bord du grand Fleuve, n’ est pas seulement celle du plus fort, celle des chercheurs d’or ou des bâtisseurs d’autoroute qui souillent l’ Amazonie, celle de la mort violente. Oeil pour œil, certes, mais pas étroitement. Car c’est aussi la loi du respect de l’ adversaire, du respect de ce qui fait le mystère de la nature, et voilà que ces romans de l’ amour qui fait souffrir les héros rejoignent au fil des pages cet amour de la vie sauvage qui fait souffrir les hommes.

J. R.

Luis Sepúlveda, Le vieux qui lisait des romans d’ amour, Editions Métailié, Paris, 1992.

(Le Passe-Muraille, No 5, février 1993)

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