Lire Dublin et mourir
À propos de Dublinesca, d’Enrique Vila-Matas,
par Matthieu Ruf
Partir pour Dublin. Pourquoi décide-t-on, un jour, d’aller entonner une oraison funèbre en l’honneur de la littérature dans la ville de Joyce, pour finir par y tom-ber amoureux de la mer d’Irlande?Pour Samuel Riba, le protagoniste du dernier roman d’Enrique Vila-Matas, ne pas connaître la réponse fait «partie du sens du voyage».
Editeur barcelonais à la retraite, Riba a dû, voici deux ans, fermer sa maison d’édition menacée de faillite, en même temps qu’un collapsus lui interdisait de boire. Depuis, il erre nuit et jour devant son ordinateur, et nourrit un désenchantement de vieux ronchon: la littérature se meurt, les vrais lecteurs disparaissent, et, surtout, sa vie s’écoule sans but et sans alcool en direction de la vieillesse et de la mort.
Surgit alors Dublin. Pour prouver à ses parents, vieux corbeaux dérangés, et à sa femme bouddhiste qu’il sert encore à quelque chose, il organise avec trois amis une visite dans la capitale irlandaise, le 16 juin, jour pendant lequel se déroule Ulysse, pour fonder un ordre de Joyciens et décréter la mort de cette «vieille putain» qu’est la littérature.
L’Irlande, «pays de raconteurs d’histoires», accueille et vivifie tous les fantômes et les rêves de Riba, doté d’une «forte tendance à toujours lire sa propre vie comme un livre». L’Irlande devient sa «fin du monde», remplie de cimetières et de vieillesse, parcourue «cap au pire» par un sosie de Beckett, qui remplace peu à peu la magie joycienne.
Mais l’Irlande, sa mer et sa pluie réaliseront aussi ses rêves de bonheur lorsque, une nuit de replongée dans l’alcool, Riba vivra, assis avec sa femme sur un trottoir, un «moment au centre du monde» lors duquel il se sentira, enfin, vivant.
Tout est lecture dans Dublinesca, un roman très, parfois trop littéraire et entortillé, car tissé de correspondances et d’influences, celle de Nabokov – particulièrement son cours sur Ulysse! – n’étant pas la moindre.
La lecture parallèle d’un agréable recueil d’entretiens avec son traducteur, Vila-Matas, pile et face, aidera à comprendre les échos thématiques entre Dublinesca et les autres livres de l’auteur de Bartleby et compagnie. Toutefois, pour entrer dans cette épopée dublinoise, il suffit de se laisser séduire par l’humour impitoyable de Vila-Matas, qui nous fait entrer dans la peau de Riba avec un parfait mélange d’ironie et de tendresse.
Danger: il se pourrait alors qu’après avoir lu ce livre, il vous arrive, comme à Riba, «d’enregistrer plus que de raison, de capter des réalités que personne d’autre ne décèle». Au point de penser des choses étranges et magnifiques, comme ceci: «Peut-être que Dublin a raison»…
M.R.
Enrique Vila-Matas, Dublinesca, trad. André Gabastou, Christian Bourgois, 2010, 350p.
Vila-Matas, pile et face, rencontre avec André Gabastou, Argol, 2010, 232p.
(Le Passe-Muraille, No 82, Juin 2010)