Le Passe Muraille

L’invention d’un nouveau genre

Tout Calet (ou presque) par un de ses meilleurs connaisseurs…

(Préface de Jean-Pierre Baril à Poussières de la route)

Pour André Berne-Joffroy

« Vous êtes en train de surclasser tout le lot de ceux qui écrivent actuellement dans les journaux. Je serais directeur de journal, d’hebdo ou de revue, je vous attacherais aux destinées de ma feuille prix d’or ».

(Raymond Guérin à Henri Calet, 30 octobre 1945).

À la Libération, Raymond Théodore Barthelmess, alias Henri Calet, n’est l’auteur que de trois ouvrages parus chez Gallimard, de 1935 à 1940. Mais après cinq années de silence et d’exil, pendant lesquelles il fut tour à tour prisonnier, statisticien puis directeur d’une usine de céramique, dans la vallée du Rhône, l’auteur de La Belle Lurette et du Mérinos fait son retour sur la scène littéraire. Comme de nombreux écrivains dont la carrière fut brutalement stoppée, au début de la guerre, Calet ne sait plus vraiment où il en est ni ce qu’on pense de lui. Mais il veut réussir, rattraper le précieux temps perdu. Il se lance alors dans le journalisme, publiant dans la presse des textes singuliers, parfois exceptionnels, qui lui valent assez vite une certaine renommée. Il en profite, met les bouchées doubles, multiplie ses relations. On lui demande bientôt des textes de tous côtés. Il écrit aussi des scénarios pour le cinéma, des adaptations de ses nouvelles pour la radio. Et s’ils ne rencontrent pas toujours le succès, ses livres jouissent maintenant d’une audience élargie…

En décembre 1944, sur une proposition de Pascal Pia, rédacteur en chef de Combat, Albert Camus invita Calet à rejoindre le journal. Quelques mois plus tard, dans l’hebdomadaire Terre des hommes que dirigeait Pierre Herbart, l’écrivain tiendrait une chronique savoureuse et fort attendue sur la vie quotidienne du XIVe arrondissement. En vérité, il est peu de journaux issus de la Résistance dans lesquels Calet ne fît paraître ses textes, au lendemain de la guerre. On pouvait le lire dans La Femme, Fontaine, Le Clou, La Rue, Action, Bref, Le Populaire de Paris ou Les Lettres françaises… Dans ce milieu, alors en pleine effervescence, on commençait à savoir que ses articles n’étaient pas tout à fait comme les autres…

À Combat, bien sûr, on n’ignorait pas qu’il travaillait beaucoup, s’escrimant et peinant sur des textes assez courts jusqu’à une heure avancée de la nuit. Mais cela n’expliquait rien, finalement, et, à leur propos, on avait pris l’habitude de dire : « C’est du Calet… » Qu’avaient-ils donc de si particulier ? Le plus souvent, leurs sujets étaient ceux de la vie quotidienne, au temps de la Libération : des événements douloureux, des personnages pathétiques, de petits faits poignants… On pouvait en trouver l’histoire dans tous les journaux de l’époque. Mais Calet parlait d’eux comme nul autre. Sur un ton plein d’humour et de charme — d’une précision bien cruelle, parfois —, il offrait de ses personnages un portrait émouvant, souvent inoubliable. Un lyrisme invisible s’échappait de cette voix pudique, chaleureuse et tendue.

De 1945 à 1947 — outre l’invention d’une « littérature arrondissementière » Calet était ainsi devenu le témoin subjectif de son temps. Dans les chroniques qui le mettaient en scène, ce qui arrivait très souvent, il s’était aussi composé une sorte de personnage burlesque, quelque peu naïf, que Pia compara plus tard à Chaplin — et Francis Ponge à Buster Keaton, sans doute plus justement… Quoi qu’il en soit, un personnage était né. Et avec lui, une petite musique singulière, contagieuse, qui devait enchanter les lecteurs de Combat. Lorsque Calet quitta le journal — ce qui arriva plusieurs fois, entre 1945 et 1949 —, André Gide puis Maurice Nadeau durent s’employer afin qu’il reprenne ses chroniques. Gide lui écrit en septembre 1947 : « […] Vous quitteriez Combat ! […] Il restait un endroit, un lieu, où tout de même pouvoir être et se sentir ensemble… […] mais non ; ne vous en allez pas, Calet, je vous en prie ; ne quittez pas un des très rares lieux où nous retrouver… »

Les lecteurs dépités, quant à eux, s’efforçaient de combler leur « manque » en écrivant des pastiches que publiait Combat… Nicole Vedrès, romancière admirative et complice, s’adonna elle aussi à cet exercice. Et l’un de ses pastiches, paru dans Les Temps modernes en novembre 1948, amusa même André Gide qui le trouva fort réussi… A la faveur de quelques dizaines d’articles, Calet était passé du statut d’auteur estimé — mais très confidentiel — à celui d’écrivain renommé, parfois même recherché. Désormais, il avait trouvé son public.

C’est dans ce contexte on ne peut plus favorable que parut Le Bouquet, en mai 1945. Les souvenirs d’Adrien Gaydamour, alias Raymond Barthelmess, valurent à Calet un indéniable succès critique. Il racontait comme beaucoup d’autres sa (mauvaise) tranche de vie sous l’Occupation — mobilisation, captivité, évasion —, mais on lui savait gré de le faire sans tambour ni trompette, sans fioritures, tout en restituant avec une facilité déconcertante la triste vie des casernes et des camps. Le Bouquet était en passe d’obtenir le Goncourt quand le jury décida que seul un livre paru en 1944 pourrait concourir… L’ouvrage fut donc exclu de la compétition. Mais, aux côtés des récits de Francis Ambrière (Les Grandes Vacances), de Georges Hyvernaud (La Peau et les os) ou de Jacques Perret (Le Caporal épingle), Le Bouquet reste encore aujourd’hui l’un des meilleurs témoignages sur cette période que Raymond Guérin appelait dans ses carnets Le Temps de la sottise

Au printemps 1945, dans le cadre de ses reportages pour l’édition magazine de Combat, qu’il dirigea brièvement, Calet se rendit à la prison de Fresnes où un grand nombre de résistants avaient été conduits, sous l’Occupation. Là, dans les cellules de chaque division, il recueillit les graffiti inscrits sur les murs par les prisonniers. Derniers messages, derniers appels des condamnés à mort, écrits parfois avec leur propre sang. Les documents des Murs de Fresnes, accompagnés de photographies et d’un sobre commentaire, parurent en décembre 1945 aux Éditions des Quatre Vents. Calet poursuivait ainsi une longue et admirable enquête commencée au lendemain de la Libération. On peut en suivre les traces dans Une stèle pour la Céramique, où Calet retrace l’engagement dans la Résistance de quelques ouvriers de son usine, en juin 1944, mais aussi dans Contre l’oubli, où figurent quelques articles comptant sans doute parmi les plus justes et les plus émouvants qu’on ait écrit sur la France de cette époque.

La notoriété acquise au lendemain de la guerre plonge Calet dans un réseau de relations éphémères, souvent superficielles. C’est la renommée, un tourbillon grisant qui fait perdre la tête… En 1947, son recueil de nouvelles paru aux Éditions de Minuit, Trente à quarante, a été largement commenté dans la presse. L’ouvrage a reçu de bonnes critiques, même si certaines histoires datant des années trente sont parfois d’une telle cruauté que l’on a bien du mal à reconnaître en elles le chroniqueur de Combat. Mais d’un point de vue strictement romanesque, fût-il autobiographique, Calet n’a rien écrit de conséquent depuis l’achèvement du Bouquet, en 1942. Cela fait pourtant dix ans qu’il rêve d’écrire un grand roman, foisonnant et chaud, qui se passerait en Amérique du Sud au tout début des années trente… Mais il renonce, une fois de plus, et commence en juin 1947 l’écriture d’un livre tout différent. Il en poursuit la rédaction à Sidi-Madani, en Algérie — où il séjourne quelques semaines avec Marthe, son épouse, en compagnie d’Odette et de Francis Ponge —, puis l’achève au Maroc, terme de son périple africain, en janvier 1948.

Dans Le Tout sur le tout, paru chez Gallimard, Calet se livrait à une nouvelle exploration de sa vie passée. Suivant avec docilité les règles du jeu autobiographique, en apparence, l’auteur faisait le récit caustique de sa venue au monde, à la clinique Tarnier, et même celui de sa vie prénatale, lorsque sa mère fut emprisonnée à Saint-Lazare suite à une fraude bénigne. A ces péripéties douces-amères succédait l’évocation de son enfance pittoresque dans le Paris de la Belle Époque. Avec toutes les ressources de son talent, tous ses charmes, Galet racontait les petits prodiges, les magies, les malheurs et les petits bonheurs de ses premières années. Il avait grandi, de manière un peu rocambolesque, dans les quartiers populaires de la capitale, à Belleville et à Ménilmontant, à Grenelle et aux Ternes.

Ménilmontant, où ses parents s’adonnaient en silence à la fabrication de fausse monnaie… Grenelle, où l’on pique-niquait le dimanche sur les fortifications voisines… Les Ternes, enfin, rue des Acacias, où la petite famille était arrivée en barque durant les grandes inondations de l’hiver 1910…

C’était le temps de ses premières lectures, du cinématographe, de l’aviation naissante… Celui où le «Costaud des Ternes », qui n’allait pas à l’école, criait «Vive la Révolution ! » et « Mort aux Vaches ! » dans les cafés où le traînait son père avant qu’il ne l’emmène poursuivre son éducation chez les anarchistes de Romainville… Orphelin à cinq ans, le père de Calet, Théo Feuilleaubois, avait connu une jeunesse difficile, marginale, puis fréquenté des anarchistes et criminels notoires de la Belle Époque. Les histoires légendaires de Nini Casque d’or et du «Dénicheur» — que Théo prétendait avoir connus —, mais aussi les grands meetings ouvriers de la fin du siècle, la légende de la Vierge rouge (Louise Michel) et les manifestations en faveur de Dreyfus — tout ce parfum de Révolution et d’Anarchie, aux senteurs illégales, avait baigné l’enfance du petit Raymond.

En 1947, treize ans après La Belle Lurette, Calet avait remis la petite famille « en chantier ». Mais, loin de la fureur, de la haine et de la rage destructrices de son premier roman, Le Tout sur le tout se présentait comme un livre calme, empreint de gravité et d’indulgence, prenant naturellement en compte l’écoulement des années, la mesure des douleurs et du temps. La voix qui s’y faisait entendre était bien celle d’un mémorialiste tour à tour enjoué et désabusé, au fond assez sûr de ses effets. Et l’on se délectait en lisant ces Mémoires d’un certain Feuilleauvent-Calet qui se faisait tendrement, d’un regret à l’autre, le chiffonnier de son passé. Mais brusquement, le narrateur interrompait son récit, indiquant au lecteur qu’il n’avait « plus rien à dire ni à déclarer ». Il abandonnait même la première personne, quelques chapitres plus loin, pour évoquer sur un mode collectif et indifférencié la vie quotidienne et les petits drames de son arrondisse-ment. Calet achevait son ouvrage par la description de quelques promenades nostal-giques en compagnie de son père, à Belleville et à Ménilmontant.

Le Tout sur le tout, ainsi, devenait proprement inclassable. Ce n’était pas des Mémoires — comme il est désigné de nos jours —, encore moins un roman — comme il fut présenté à l’époque —, ni même une autobiographie… Interviewé à son sujet, en 1948, Calet se montra extrêmement embarrassé pour trouver une étiquette qui lui convînt. Il parla d’un genre «hybride», d’un livre « fourre-tout», à mi-chemin du roman et de l’autobiographie, sans plus de précisions… L’expression était on ne peut plus juste, en vérité. Calet s’était bien gardé de le dire : mais il avait inséré dans son livre  — découpés et remaniés à dessein, désactualisés —, pas moins d’une quarantaine d’articles parus essentiellement dans Caliban, Terre des hommes et Combat. Voilà qui explique un peu mieux l’arrêt brutal de son histoire et cet inattendu passage du «Je» au «Nous» dans la deuxième partie de l’ouvrage…

Calet s’était convaincu à son tour que ses textes « n’étaient pas tout à fait comme les autres »… Certai-nement très conscient de leur valeur littéraire, de l’affection qu’ils suscitaient mais aussi d’une certaine incapacité personnelle à construire une fiction sur un mode classique, l’écrivain brouillait ainsi, volontairement, toute frontière définie entre la «réalité» de ses chroniques et la « fiction » de son roman. Un moment capital, dans l’oeuvre de Calet, puisqu’il inventait dès lors une nouvelle manière d’écrire et surtout de composer ses ouvrages, petite fabrique de chroniques en tous genres et à son propre usage d’où sortiraient bientôt Rêver à la suisse, Huit quartiers de roture ou Les Grandes Largeurs

Il n’est donc pas impossible que Le Tout sur le tout — pour beaucoup son meilleur livre — soit aussi son meilleur recueil d’articles, et, accessoirement, un cas peut-être unique dans l’histoire de l’autobiographie… Le 6 décembre 1948, les neuf dames composant le jury de la Cote d’amour n’entrèrent point dans ces sub-tilités sur le genre littéraire du livre de Calet. Elles couronnaient un récit triste et tendre, d’une grande mélancolie, laissant s’épandre à tout moment le charme et l’humour de la vie.

Calet fit paraître ensuite Rêver à la suisse, aux Éditions de Flore, puis L’Italie à la paresseuse, chez Gallimard. Deux petits livres qui devaient faire de lui, en quelque sorte, l’inventeur du journal de voyage à la paresseuse… Au cours de l’été 1946, alors qu’ils prenaient quelque repos en Suisse, à Veytaux, Marthe et Calet s’étaient peu à peu retrouvés sans argent. L’écrivain avait donc entrepris d’écrire, dans l’urgence, quelques notes sur son pays d’accueil qui allaient bientôt paraître en Suisse et en France, dans Servir et Combat. Deux ans plus tard, il suffirait à Calet de retoucher légèrement ses articles pour donner aux lecteurs ce petit chef-d’oeuvre de naturel et d’humour qu’est Rêver à la Suisse. Moins d’un an après la publication du Guide d’un petit voyage en Suisse, de Jean Paulhan, il proposait à son tour une délicieuse moquerie sur «le pays où l’on meurt en cueillant des edelweiss »… En marge des lieux communs — panoramas sublimes, précipices effroyables, pics inaccessibles, neiges immaculées… —, Calet décrivait les distributeurs automatiques, les urinoirs modern’style, l’uniforme des receveurs de tramway ou les petites annonces de la presse locale… Il rapportait tout cela sur un ton laconique, étonné, faussement naïf, empreint constamment d’ironie et d’humour. Les lecteurs de Combat durent bien rire, à l’époque ; mais les mêmes reportages, secrètement subversifs, déclenchèrent un tollé de protestations dans la presse helvétique ; et pendant quelques années, sans doute avec un peu d’amusement, l’écrivain dut se considérer comme « interdit de séjour » de l’autre côté des Alpes…

Trois ans plus tard, invité par son ami Stefano Terra, Calet accepta de « représenter» la presse française lors d’un invraisemblable Congrès sur le gaz combustible qui se tenait à Padoue… C’est ainsi qu’il séjourna à Venise et à Rome, au mois de juin 1949. La relation qu’il en fit dans son nouvel anti-guide : L’Italie à la paresseuse — ou comment ne rien voir, en huit jours, des plus belles villes et des plus beaux monuments d’Italie —, lui permit de recevoir les vingt sous  or du Grand Prix de l’Académie de l’humour, le 6 juillet 1950. L’illustre Henri Jeanson, il est vrai, avait menacé de quitter l’Académie si l’ouvrage n’était pas couronné… Après les déboires subis en Suisse, pour un livre qui n’était pas moins drôle, Calet fut sans doute heureux qu’on se montrât sensible, en France, à la finesse de son humour et de son ironie. Un humour gris, entre le rose et le noir, qui donne aussi à Poussières de la route un peu de sa couleur secrète… Poussières de la route — le titre est de Galet — est un pro-jet de recueil posthume conçu à l’origine par Christiane Martin du Gard, qui fut la dernière compagne de l’écrivain. Nous l’avons sensiblement augmenté, et il rassemble une trentaine de textes, reportages et chroniques de voyages écrits de 1945 à 1955. La plupart d’entre eux datent des dernières années de la vie de Calet — période cruelle entre toutes, marquée par les suites confuses d’un divorce, la mort de ses proches, l’intrusion sou-daine de la maladie —, et ce n’est plus tout à fait le journaliste des débuts que l’on trouvera ici… Plus qu’au prospecteur solitaire de La Ruée vers l’or, auquel pensait Pia, c’est au comique déjà presque oublié, au Calvero grisonnant de Limelight qu’il me fait parfois songer. Comme dans ce long mano a mano avec la Garonne, au fond si émouvant, où l’écrivain semble ne plus vouloir quitter le fleuve — la Vie, insaisissable —, jetant ses derniers feux dans cette ultime rencontre, presque une allégorie… Mais Poussières de la route n’est pas un recueil tragique, bien au contraire… Allez, je ne vous retiens pas plus longtemps. Une trentaine de textes vous attendent, pas tout à fait comme les autres. Vous pouvez y aller de confiance…

C’est du Calet.

Jean-Pierre Baril

Jean-Pierre Baril, né le 2 mars 1963, vit à Paris. Il a consacré quelques années de sa vie à Henri Calet, et prépare actuellement une biographie de celui-ci et la publication d’un ouvrage inédit intitulé Huit quartiers de roture, aux Editions Flammarion. Il a également préparé la publication de recueils posthumes dont Poussières de la route sera le premier à paraître. Le texte ci-dessus en est la préface.

(Le Passe-Muraille, No 52, Pour Henri Calet, Mars 2002)

 

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