L’infini du présent oublié
Texte inédit de Jean-Bernard Vuillème
J’entends dans ce village des voix de vacanciers. Elles nous parviennent de manière étouffée par les haies de thuyas qui délimitent chaque parcelle dans un carré généreux. Et pendant ce temps, assise à la table en face de moi, je m’en rappellerai, tu peins la haie et un arbre du jardin. Ces voix restent indistinctes, et, si l’on excepte quelques cris, de lointaines exclamations, elles ont à peine l’épaisseur d’un murmure, l’inconsistance d’une rumeur.
Comme dans la ville de mon enfance où je suis revenu, les ruelles de ce village se découpent en angles droits. Ici, je n’ai pas de souvenir, mais chaque seconde s’écoule dans ma mémoire et s’y dépose pour mieux s’y perdre, s’y transformer et renaître une fois à la faveur d’un signal comme des rues en damier, une odeur, une lumière, une sensation. Ici et maintenant est aussi là-bas et ailleurs. De ce que je vis, j’ignore à chaque instant ce qui vivra.
Dans la ville de mon enfance où je suis revenu, chaque angle de rue ressuscite un moment et même des maisons disparues, invisibles, se dressent devant moi finement découpées dans la pâte du temps. Des moments depuis longtemps submergés, quasi oubliés, refont surface dans les lieux constitutifs de leur naissance. A peine étaient-ils comparables au murmure d’une rumeur intime et les voilà soudain aussi puissants que des cris, bouillonnants dans la marmite de la mémoire, ou quasi muets à force de lancinante précision, comme alanguis dans leur certitude de revenants, pareils à des phrases jamais abouties et tendrement articulées que je pourrais répéter jusqu’à l’extinction de leur sens. Au coin de cette rue, il y avait une conversation, ou un mot, rien qu’un mot que tu avais prononcé, ou même une sensation restée inexprimée, drôlement vivante, peut-être plus vivante que jamais. De retour, j’ai appris à conjuguer l’infini du présent.
Ma mémoire est un marais au fond duquel gisent des cailloux pris dans le limon des heures, patinés par les expériences oubliées, morceaux de savoir érodés sans cesse vivifiés par les plus récentes pluies du temps pareillement promises aux grands fonds d’où je dis moi, hier, aujourd’hui, après demain, où je dis toi, vous, encore et plus jamais, étourdi d’être si bref et déjà presque vieux. La mort s’appelle oubli. Et pourtant je deviens, je suis cette pâte du temps aigre et replète comme du lait tranché, fatigué d’être, moi par toi, par vous dans la répétition des heures, et je suis aussi, à chaque rue, à chaque moment, le fruit de l’eau vive déversée dans le puits de mon être, oxygénant l’étang, nourrissant la grosse bouche d’un poisson sans cesse renaissant qui fait des mots comme des bulles à la surface des jours.
J.-B-V.
(Extrait d’un livre en travail)
(Le Passe-Muraille, No 42, Juillet 1999)