L’évidence d’un peu de neige qui tombe
Entretien avec Yves Bonnefoy, en février 1993,
par JLK
La tendance massive de l’époque semble à la parole vilipendée à la présence émiettée, à la distraction planifiée, aux certitudes assenées et qui tuent, au doute qui paralyse et qui stérilise, à toutes les formes du leurre et du simulacre – et comment résister à ce qui paraît un mouvement fatal ? A ces questions bien générales, certaines œuvres particulières répondent et d’abord par la simple évidence d’une voix à sa plénitude d’être et d’expérience.
Ainsi celle d’Yves Bonnefoy, poète exemplaire de la présence au monde vécue à tous les étages de l’intuition sensible, de la connaissance tous azimuts et de la réflexion, dont les récents poèmes de Début et fin de la neige nous touchent spécialement par leur vérité d’évidence, la lumière de leurs mots et cette merveilleuse simplicité qui participe à la fois de l’antique, de l’Orient, de la sagesse acquise et de la grâce enfantine. Or nous sommes reconnaissants au plus grand poète français vivant d’avoir répondu à nos questions avec tant d’amicale attention.
– Quelle place, Yves Bonnefoy, l’écriture tient-elle exactement dans votre vie ? Est-ce une discipline régulière ou une suite de mûrissements et de jaillissements ?
– Quelle place ? Des jours aucune, puisqu’il y a tant de tâches qui nous requièrent dès que l’on a une profession. Nombre de mes journées sont occupées ainsi, dévorées ainsi, et il vaut mieux que je n’ essaye pas de les retenir à quelque illusion d’ écriture, elles ont leur vérité propre, d’ailleurs, leur enseigne- ment. Et ce qui est vrai pour des jours l’est aussi pour des mois, parfois, si ce n’ est même pour des années. Le fait poétique ne cesse pas de me préoccuper pendant ces périodes, il me donne matière à réflexion, sur l’exemple d’ œuvres que j’ai toujours avec moi, mais je puis rester longtemps sans écrire. Après quoi, eh bien, c’est comme si j’entrais, parfois peu à peu, dans une autre sorte de vie, et il y a des saisons de la mienne pendant lesquelles je me penche chaque jour ou presque, et pour des heures recluses, sur cette feuille où des surgissements se produisent, que je me propose de comprendre, de raccorder entre eux, en les refusant s’il le faut, c’est-à-dire le plus souvent.
– Qu’en est-il, en effet, de cette germination du poème ? Vous semblez dire qu’elle est difficilement accordée ?
– Pour moi en tout cas elle est bien longue, et c’est là un fait qui me rassure, car je ne crois pas qu’il y ait de vraie poésie qui ne soit le renversement de la parole ordinaire par une autre qui monte de très profond dans notre inconscient et cela ne peut donc s’ accomplir qu’au travers de maintes péripéties, où il faudra déjouer nombre de pseudo- évidences: certaines d’ ailleurs suggérées par cet inconscient même que j’évoquais à l’instant, quand il agit par ses formes superficielles. L’inconscient, autrement dit, ce n’ est pas simplement cette parole du désir dont on parle tant depuis Freud. C’est vrai que le désir, l’éros s’est façonné un langage en nous, avec ses symboles, sa scène, son autorité et son énergie, si bien qu’ il suffit d’ écrire, et le voilà qui afflue: ce vont être ces évidences dont je dis qu’ il faut se méfier, celles qui font que l’on croit savoir ce qui est beau, ce qui a du sens. Mais tout cela n’est qu’une image du monde, de l’ irréel: et plus pro- fond dans notre rapport à nous- mêmes il est un autre désir, un désir qui veut, lui, la réalité et rien d’autre, un désir qui veut la voir, la toucher en ce qu’elle a d’inentamé par les mots – d’immédiat, disons aussi, de présent à notre présence –, et s’ impatiente donc contre le discours de l’ éros, et cherche à en déjouer les structures, à remonter à travers ses mots pour nous arracher à leur séduction, pour nous montrer comme à nu, du coup, la montagne, là-bas, ou l’arbre dans le soleil, ou le nuage immobile. Cet autre désir, c’est la poésie. Et comment espérer que l’écoute en soit facile, quand tant de prestiges l’étouffent ? Il ouvre des failles mais on n’ en finit pas d’ y descendre.
– De Douve à Début et fin de la neige, qu’est-ce qui s’est accompli, à votre idée ?
– Quelque chose comme un peu d’élargissement, de respiration accrue, dans ma conscience du monde. Mon premier poème publié – qui ne fut pas Douve, d’ ailleurs, mais un petit Traité du pianiste – m’avait révélé que j’étais comme enclos par des palissades, par de hauts murs, la réalité était au-delà de ces parois, de leurs graffiti, je me heurtais à ces réseaux de fantasmes avec colère et révolte, puis ces poèmes de Douve ont ouvert des brèches, par où la chose terrestre avec ses couleurs, ses lumières m’ a été comme rendue, et par la suite et non sans moments de crise les brèches se sont faites toujours plus larges, j’en suis venu à pou- voir accueillir en moi l’évidence d’un peu de neige qui tombe. Au moins est-ce mon illusion !
– On a parlé des aspects religieux de votre poésie. Vous considérez-vous comme un esprit religieux ?
– C’est une question de mots. Si un esprit religieux, c’est celui qui croit en un dieu, je n’en suis pas un: il ne m’est donné aucune croyance. Mais si religion signifie désir de vivre dans l’unité plutôt que le fragmentaire, avec respect pour les aspects les plus immédiats, les plus simples de l’ être naturel, alors j’accepte ce grand vocable et je voudrais qu’il ait sens pour la société tout entière, sinon celle- ci est perdue, qui ne sera plus qu’un réseau de signes, aveugle au mystère de ce que j’évoquais tout à l’ heure: l’arbre dans la lumière, le silence des pentes de la montagne.
– Que diriez-vous aujourd’hui à un jeune poète ?
– Qu’il ne faut pas qu’il ait peur de cette sorte de préoccupation, mais surtout qu’il ne s’ y prête pas que de façon négative, c’est-à-dire en cherchant la rupture, la faille dans le discours de la société, mais fasciné malgré tout par l’infini propre de celui- ci, qui a certes de belles phosphorescences. C’ est bien cette rupture que veut la poésie, je l’ai déjà dit, et j’aime la retrouver dans l’ apparent décousu ou le minimalisme de bien des poèmes de notre époque, mais le rôle de la rupture, c’est de révéler l’immédiat, l’indéfait du monde, vers lequel il faut donc aussi que l’on se porte en des moments de vie simplement vécue parmi les grandes et belles choses.
– Que pensez-vous de la coupure que l’on constate aujourd’hui entre la poésie et la société ?
– Y en a-t-il vraiment une ? Ou ne s’agit-il pas simplement de la même sorte de distraction qui prive d’ eux-mêmes, tous les premiers, ceux qui ont souci de la poésie ? A tout instant celle-ci leur échappe, le discours du concept s’ y substitue, et c’ est cela qui a lieu aussi pour le groupe social dans son ensemble, surtout depuis que la science détourne de la pensée symbolique, qui gardait l’esprit auprès de la chose, mais voilà qui peut laisser espérer, tout aussi bien, que ce qu’on oublie peut être également ce qui tout d’un coup se resignifie, et appelle. Peu de place pour les livres de poésie sur les rayons des librairies, mais que de films pour nous éblouir par de brusques instants épiphaniques, poésie brute ! Quant aux poèmes, si on ne les rencontre pas trop en ville, on semble aimer de plus en plus les interroger à l’ université dans les séminaires, qui ne sont pas seulement une étape dans la fabrication d’un diplôme mais le seul lieu où les jeunes gens d’aujourd’hui ont le temps enfin, ou encore, de regarder autour d’eux, librement, et en eux-mêmes.
– Quelle pourrait être la fonction de la poésie dans l’univers de «fausse parole» des médias ?
– Assurément, de combattre ce que l’ on peut appeler l’ idéologie, laquelle est d’articuler les uns aux autres quelques concepts absolutisés, refusés à tout avenir d’expérience, afin de les substituer au monde et d’ainsi enfer- mer les êtres, séduits ou contraints par force, dans ce champ d’ abstraction, d’intolérance, de mort. Puisqu’il n’y a de poésie que par mémoire d’un au-delà du langage, tout recours au poème est aussi l’accusation, comme par surcroît, mais avec grande efficacité, de ces caricatures de langues qui sont des captations de pouvoir. Et cela me conduit à dire que la poésie est donc, de ce fait, le complément naturel du projet de démocratie – ce droit de chacun à sa parole – et la condition nécessaire à son véritable plein exercice. Il y a de la poésie même aux époques totalitaires, par des recherches individuelles, qui réussissent quelque peu à modifier la pensée commune, comme ce fut le cas à la Renaissance, ou préservent l’avenir. Mais il n’y aurait plus de démocratie si dis- paraissait l’ activité poétique, et il faut donc prendre garde à ce que celle-ci soit protégée et révélée là où c’est possible, c’est-à-dire d’abord dans l’enseignement. Un professeur peut préserver un enfant de la tentation d’ être dogmatique, intolérant, tyrannique – ou d’accepter d’être un esclave – en lui donnant simplement à lire – simplement, oui, sans les commenter, pour qu’il reste seul avec elles – quelques pages de Baudelaire ou de Rimbaud.
Propos recueillis par JLK
(Le Passe-Muraille, No 5, février 1993)