Lettre aux Lémaniques
Un texte inédit de Matthias Zschokke
Je suis assis à ma table, à Berlin, et je réfléchis à ce que je pourrais bien raconter à des gens vivant sur les rives du Léman. Pas l’ombre d’une d’idée. Le mot Léman clapote dans ma tête. Il est lourd, vaste et profond. Sur son fond, on devine des fossiles, des empereurs romains noyés, des tonneaux de porto couverts d’algues et datant de l’époque des conquistadors, et puis bien d’autres choses encore dans le même genre fantastique, englouti. Je me suis rendu deux ou trois fois sur les bords du Léman ces dernières années. Je ne l’associe pas à la Suisse telle que je la porte dans ma tête. Il est lié plutôt à la Russie, au siècle dernier ou à l’avant-dernier, aux fortunes perdues, aux filles de bonne famille, pâles et victimes du haut mal, aux membres délicats, aux yeux clairs, à l’orgueil, à la noblesse, à la folie — son eau vieille de plusieurs millénaires. Quand je fais mes bagages à Berlin pour m’y rendre, tout ce que je mets dans ma valise me paraît trop léger, trop mou, trop insignifiant, du monotone démocratique d’Europe centrale; du prêt-à-porter; je me sens miteux dans mon pantalon, mes chaussures, mon manteau; mon parapluie fait décharné, ma valise fait poisseux. Les gens vivant sur les rives du Léman ne peuvent pas comprendre cela. Ils vivent là et croient que le monde est ainsi. Tout comme je vis à Berlin et je crois que le monde est ainsi. A ceci près que je trouve mon erreur berlinoise compréhensible; après tout, j’y vis. Les gens vivant sur les rives du Léman, par contre, me paraissent fantasques, excentriques, car ils vivent dans ma fiction.
Je suis donc assis à ma table, à Berlin, et je réfléchis… Il m’arrive souvent d’être assis à cette table et d’être à court d’idées. En fait, c’est là la description exacte de mon quotidien : être assis là, attendre. Dehors, des brigades d’ouvriers débarquent, rénovent l’immeuble dans lequel je suis assis. Leurs radios font un bruit de casserole. Des nouvelles d’ailleurs, de Genève, parviennent à mes oreilles. J’entends le temps qu’il fait, qu’il a fait, qu’il devrait faire. Un beau jour, les ouvriers lèvent le camp et le calme revient.
Après quelques années, d’autres ouvriers débarquent, recommencent tout, font gueuler leurs radios, beuglent avec elles, assidus dans leur gaieté, et attendent qu’il soit quatre heures pour pouvoir rentrer chez eux. Un beau jour, eux aussi lèvent le camp, et à nouveau le calme règne pour un certain temps, jusqu’à ce qu’un troisième escadron fasse irruption dans la maison, arrache tout, recolle tout —et moi, je suis assis à ma table, au beau milieu de tout cela, et je n’ai pas l’ombre d’une idée. Parfois, je me demande si ce ne sont pas ces hordes d’ouvriers revenant sans cesse avec leurs radios qui sont à l’origine de mon absence d’idées; mes pensées dérivent, rien ne se fixe, ça vient, ça s’en va, ça se volatilise…
Je suis donc assis là et je réfléchis à ce que je pourrais bien avoir à dire à des Lémaniques, à des Berlinois, à ce que je pourrais avoir à dire tout court, moi, quelqu’un qui sa vie durant ne s’est toujours soucié que d’une seule chose, de lâcher du lest, rien d’autre que de lâcher du lest afin d’atteindre des sphères supérieures, alors que la température baisse dans le ballon, que le gaz commence à se faire rare. Quelqu’un qui continue à faire couler du sable, qui ne s’élève pas, ne descend pas, qui glisse à l’horizontale, rasant le plancher de la réalité, voyant la vie de tous les jours, les murs, les sillons, les horreurs de la banalité, quelqu’un qui lâche visiblement avec trop de retenue pour s’élever, qui doit redouter secrètement l’air raréfié que l’on respire plus haut, et qui, avec un grand soin, ne lâche toujours que juste ce qu’il faut pour ne pas s’écraser, mais si peu qu’il ne peut pas être emporté vers les étoiles…
Je suis assis là et je réfléchis, qu’ai-je à dire, que sais-je de Berlin, que sais-je du Léman, que sais-je de mes livres, de mes pièces, de mes films devenus vieux et de ce que j’en fais, que sais-je de mes projets à venir que n’importe qui d’autre ne sache pas et ne puisse pas dire aussi bien que moi?
Vous, les Lémaniques, vous vivez dans une contrée merveilleuse, loin du bric-à-brac quotidien : vous vivez dans ma fiction. Moi par contre, je vis dans ma réalité et je ne peux vous parler que d’elle, de l’une de ces innombrables réalités et de la vie telle qu’elle y est vécue. Vous ne pouvez pas me com-prendre, moi et mes observations, car comparés à ces réalités, vous vivez dans la possibilité, dans un tableau, un opéra, un roman, à savoir sur les rives du Léman qui, pour moi, n’existe que dans l’imagination, mais sur les rives duquel, par contre, tout est réalité pour vous, les vins, la fondue, les boucles dorées sur les têtes des fils et des filles de bonne famille, les rayons de soleil dans le feuillage des vignobles, les traces scintillantes des escargots, toutes choses qui à leur tour peuvent vous paraître à vous ennuyeuses. Car évidemment, d’un point de vue objectif, votre quotidien lémanique n’est pas plus spectaculaire que le mien à Berlin, je le sais bien, mais il se trouve que le vôtre se déroule dans ma fiction, alors que le mien se joue dans la lumière blafarde de la réalité. Et quand en plus, ce genre de quotidien-là se retrouve étalé et mis en mots, il éprouve plus que jamais toute son horreur. Nous nous trouvons par conséquent dans un monde à l’envers et nous nous sommes sans doute toujours trouvés dans un tel monde, un monde où toute vie est grande et rayonne tant qu’elle demeure éloignée, mais où, par le simple fait d’être regardée de près et couchée sur le papier, toute vie devient commune et peu digeste. Il est donc faux de croire qu’une chose se trouve propulsée dans des sphères supérieures lorsqu’on la transforme en mots, en littérature. Au contraire, on la profane et on la capture ce faisant. Ainsi donc, l’idée de la supériorité de l’art est fausse. Voilà l’idée qui m’est venue tan-dis que j’étais assis à ma table, à Berlin, et que je réfléchissais à ce que je pourrais bien raconter à des gens vivant sur les rives du Léman. Lorsque j’ai pris conscience du monde éclatant, puissant qui s’ouvre devant moi quand je tourne le mot Léman dans ma tête, que je le retourne et le fais résonner, alors que ce qui se trouve devant mes yeux, à savoir Berlin, s’étend dans toute sa grisaille et son insignifiance. C’est donc sur le papier que naît ce puissant vide. C’est l’écrivain qui est le véritable désillusionnement, le contraire du rêve, le négatif de toute vision. C’est par lui que tout devient aussi terres-trement lourd, aussi minable, aussi froid et dur que cela nous apparaît souvent. Une pensée qui tient du paradoxe. Afin qu’elle ne me reste pas en travers de la gorge, je vais m’arrêter là.
M.Z.
(Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher)