Les syllabes d’un homme
Amos Oz en ses écrits,
par Jacqueline Tanner
«J’ai lu qu’en Amérique, ce merveilleux pays, les gens ont toujours les yeux tournés vers l’avenir. Ils auraient la nostalgie du futur…» écrit le docteur Nissembaum à Mina dans La Colline du Mauvais Conseil. Est-ce là instance de l’errant quand la levée des siècles ne s’aune plus à la portée du phare ? Est-ce là mouvance d’un peuple partagé entre une constance millénaire et un acquis de l’urgence, de l’ incertitude et de l’ interrogation dans un conflit bradé au parvis de quelques Nations dites Unies ? Il se peut. Comme il se peut qu’à tant longer le seul sur l’étendue, le pas s’octroie le méandre du seuil et la voix, l’anathème du temps. Dépositaire d’une culture
séculaire, la littérature juive, au confluent de l’historique, de l’ idéologie et du spirituel, s’ est peu à peu éloignée d’ un certain lyrisme social pour un repli dans le prisme des mots, pour ce miroir où se reconstitue sans cesse l’image obsédante et obstinée de l’homme toujours semblable et toujours différent. N’ est-ce point en ce tain-là que se croisent les écrivains juifs de la diaspora et les auteurs israéliens, Philip Roth et David Sahar, Saul Bellow et Itzhak O. Orpaz, John Updike et Amos Oz et bien d’autres encore ? Unicité d’ une identité parce qu’ elle est l’ unique à être multiple, parce qu’elle est celle de la dispersion et celle de la pérennité.
Tel-Aviv. Un cerf-volant monte aux rampes invisibles delà le panneau vieux de la librairie Steimatzky. Sur le laqué des rayonnages, pas de basane usé, pas d’incunable mais l’austère broché de ce haut dire aux mains de l’usager. Méconnue, la littérature israélienne, qu’ elle soit narrative ou intimiste, qu’ elle soit émaillée encore de surprenants idiotismes yiddish, résonne de vielles et de timbales jusqu’aux confins de la vibration. Halée et attisée à maints bivouacs, entre le plaire et le déplaire, elle ne choisit pas. Elle est. Figure de proue de cette polyphonie, Amos Oz la caractérise ainsi: «…Notre langue est faite pour moitié de roc dur et pour moitié de sable mouvant (…) et les apports modernes offrent d’infinies ressources à l’ ironie qui est l’ un des traits essentiels de notre littérature…».
Amos Oz est né à Jérusalem en 1939. En l’ adolescence, ce fils d’ universitaires doit quitter le grené de la ville ocre pour l’ aride, pour l’ enceinte de bois mince du kibboutz Hulda. Ce kibboutz est l’un de ceux qui témoignent de la tradition la plus légendaire: l’agriculture. Mais, si Amos Oz manie charrue en le labour, au jour finissant, quand le soleil hisse la chaîne de ses ancres, dessous le caroubier, il écrit.
Il écrit l’enceinte de bois mince, le kibboutz. Il écrit qu’entre le fracas des salves et le vice muet des lames n’ est efficiente que la franche parité de l’ombre du cèdre (Les Terres du Chacal). En l’enceinte de bois mince, il écrit l’ agressive rectitude du chemin dallé, l’ étreinte furtive dans le plissé des chaumes, la fraude des persiennes dessus la couche moite et «…sur le fauteuil à l’ écart, une auréole de lumière. Le siège est vide. Ne vous croyez pas ailleurs, avec des hommes et des femmes d’ un autre monde. Ecoutez la pluie qui chante contre les fenêtres. Regardez-les, réunis dans la chambre (…) Retenez votre souffle. Fermez les yeux. Peut- être.» (Ailleurs, peut-être). En l’ enceinte de bois mince, il dit aussi, au passé des cochères, ces longs couteaux d’aurore qui flattent le silence et qui soudain le trouent.
En Israël, il est indéniable qu’implication n’est pas un terme vain et que la jonction du politique et du littéraire émane de ce lent temps d’écluse. A l’encontre de nos cultes, la critique ou l’ovation, le blâme ou l’approbation dérogent à toute convention et avivent l’ échange virulent au gué de l’arpent. Ardent antiannexionniste, Amos Oz ne brandira jamais le pavois d’idylle sur la question palestinienne mais il militera pour une solution négociée. Las de la brèche et du verrou, il crée, en 1978, le mouvement «Chalom Akhchav» (la Paix maintenant ou Peace Now) et tend vélin à ces cornes de brume, d’ écaille et de fauve impatience (Les V oix d’ Israël) où Juifs et Arabes modèlent la face inachevée du lieu.
Parallèlement à ces fusains de veille, Amos Oz enseigne la littérature hébraïque à l’ Université Ben Gourion de Be’er Sheva. Il a laissé la ronce du kibboutz Hulda pour le palmier d’ A rad. C’ est en ce porche du Neguev qu’il affûte pointes et burins. C’est à la tempe de ce désert qu’ il équarrit le dais rigide de ses aînés, cette morale des collectivités israéliennes (le kibboutz, l’université, l’armée). S’il est incontestable que ce thème reste faîtier, désormais il transcende la geste pour le ponton où s’ appréhende l’ inaccessible…
Et sur la claie de la jetée, Amos Oz va tenter de cerner le dédale sinueux de la conscience confrontée à son propre tumulte. La Boîte noire (Prix Fémina Etranger, 1988) va restituer la correspondance érotique et vindicative d’Alec et d’Ilana. Cette lente dérive introspective va également conduire Joël, agent du Mossad (Connaître une Femme), sur le tracé de ses naufrages où furent l’ attente, le gel et tant d’ alcôves figées. «…désormais les yeux las mais grands ouverts, il se bornerait, faute de mieux, à scruter sans mot dire le cœur des ténèbres (…) dans l’ espoir de contempler l’instant fulgurant, unique où se déchire- rait brusquement le voile…».
«Quête d’ ordre théologique» en dira Amos Oz. Dans La troisième Sphère – HaMatsav HaChelichi –, cette dimension se précise. Entre le devin et l’ histrion, Ephraïm va décrypter l’ épars de ses maraudes où furent l’ heure, la paume et tant de soies foulées. Il va enjamber l’ornière d’un médiocre quotidien pour cet espace, cette troisième sphère où s’ élabore l’ antique mémoire de ce qui ne s’entend pas «…il s’ était probablement demandé, alors, ce que lui voulaient les étoiles et ce que cherchait à lui dire l’ ombre des collines, dans le noir. Jadis, la réponse avait dû être très simple. Et puis, on l’avait oubliée. Effacée (…) On nous en a parlé et nous avons fait la sourde oreille. Les grues s’ en sont allées…»… et, quand matin perle l’ embrun au bronze d’allée, le triangle d’envol carde salant jusqu’au shtetl*. Les grues s’ en sont allées vers ce là-bas, cet autrement. Ce qu’elles savent du carreau et de ces toits où s’effarouchait le vent… «…le village est le reflet d’ une terre lointaine, perdue dans la brume. Ailleurs, peut-être.».
J. T.
*Mot yiddish: village juif d’Europe centrale totalement détruit sous le nazisme.