Les os du Lac
Un texte inédit d’Anna Felder
Le lac, non, je ne l’ai pas vu parce que c’était le soir, pas encore l’été, et la maison de mes parents ne donnait pas sur le lac. S’il n’avait plus été là, je m’en serais rendu compte sur la place de la Gare déjà, à peine descendue du train du Gothard: au poids des vides à la descente peut-être, à la fuite des escaliers, à l’affaissement des banderoles blanches — tendues, au contraire, pour annoncer les fêtes en ville.
D’en haut, de la gare, il ne m’est même pas venu à l’esprit de vérifier, cela ne m’était jamais venu à l’esprit. Comme quand on était enfants et qu’on passait des semaines entières, l’hiver surtout, sans s’assurer que le lac était bien là, sans se préoccuper de son état de santé. Le lac se portait bien alors, je crois.
Une année, il avait envahi la place, on était allés avec le maître, à pied le long de la ligne du tram, pour le voir: on l’avait rencontré en deçà de l’hôtel de ville, pas méchant, inoffensif, qui s’amusait en pleine rue avec des branches et des bouts d’écorce. On avait mouillé nos chaussures en allant en mesurer la profondeur, et un enfant avait senti une odeur de catarrhe, tout le monde avait perçu une odeur de catarrhe.
Le lendemain, dans toutes les classes, les maîtres avaient donné pour sujet de composition le débordement du lac et bien vite la nouvelle se réduisit au devoir calligraphié, aux taches d’encre.
Une fille de l’Hospice communal, une qui portait la blouse noire de l’Hospice, fut primée pour avoir le mieux développé le sujet, et invitée à lire son devoir de sa voix maltraitée devant les inspecteurs, les maîtres et les parents.
Cette fille est aujourd’hui assistante-chef en gériatrie; je l’ai rencontrée dans la ville du lac, alors que je n’y habitais déjà plus, à la clinique où mes parents se trouvaient en traitement, il y a bien des années: c’est elle en blouse bleue qui, en entendant mon nom, m’a reconnue. Plusieurs fois, pendant qu’on se promenait dans les couloirs des étages supérieurs en remplaçant pour une petite heure les infirmières, sa voix rauque avait invité mes enfants au bar du rez, pour y lécher une glace en demi-secret.
Maintenant que je retourne de temps à autre dans la ville de ce temps-là pour retrouver la maison vide et saluer les miens au cimetière, il m’arrive de rencontrer la gériatre à l’arrêt du bus: toujours un peu habillée en uniforme, avec dans le revers de sa veste une montre blanche, ronde, comme les horloges de l’école ou de l’hôpital. Durant les quelques minutes du trajet en bus, on parle du travail, des patients âgés, des enfants qui ont grandi. Du lac non, bien sûr; et pourtant il est toujours là entre nous, et s’il n’y était pas, s’il n’avait jamais existé, nous n’aurions pas besoin de sous-entendre, dans les phrases que nous échangeons, l’eau débordée qui nous unit.
Ce soir-là, je suis descendue à pied depuis la gare et j’ai traversé en vitesse les rues qui donnent sur le quai. Je les savais à ma droite et je passai outre, dans ma hâte d’arriver à la maison à l’insu même de la ville. Je rencontrai deux ou trois personnes sorties à dix heures du soir prendre l’air dans le centre: peut-être de mes camarades d’école devenus avocats, hôteliers, ou alors des fantômes privés, solitaires, qui prenaient plaisir à se promener chez eux en maîtres de céans. J’essayai de m’imaginer avec une semblable maîtrise des lieux: le même naturel à savourer la marche au sec, à savoir le pavage sous les arcades terminé et à reconnaître vides tous les bureaux, à voir exposée dans les vitrines, déjà, la mode de l’été.
Le lendemain j’entrerais dans les magasins pour parler et acheter; et je reconnaîtrais le lac, je le regarderais pour ceux qui, à mon retour, voudraient savoir quel niveau il avait atteint et combien il était sale.
Je marchais entre les maisons assoupies sous les inscriptions lumineuses et les gribouillis sur les murs, je passais tout droit sous les fenêtres noires des bureaux désertés à tous les étages, avec mon sac léger et l’impatience de mes clés à la main, les yeux déjà tournés vers les pièces à l’étage, les pendules à remonter dans la maison qui m’attendait. Je n’avais plus beaucoup de chemin à faire et l’avenue où je m’engageai était déserte: les banderoles blanches tendues au-dessus du béton armé du Palazzo Nuovo répétaient pour leur propre compte les manifestations données en ville. Seules les voitures fendaient avec autorité la nuit et prenaient de la vitesse en tournant dans l’avenue. Entre une automobile et la suivante, j’entendais se pourchasser paresseusement deux feuilles recroquevillées et durcies par l’hiver, couleur trottoir à la lueur des réverbères. La brise était agréable, douce en comparaison du zéro degré que j’avais laissé derrière moi, avec la neige mêlée d’eau et la mouillasse par terre.
Je longeais le Palazzo Nuovo à hauteur de lac et de cimetière, me tenant à distance de l’entrée, près des platanes, où l’escalier qui descend en pente douce jusqu’aux portes du Palazzo forme une large plate-forme. Une feuille animée brusquement par un souffle imperceptible, à côté de mon pas, me fit tressaillir.
C’est alors que je m’aperçus, presque encore les yeux fermés, là contre les portails vitrés, sans encore distinguer la matière ni la poussée qui devait provenir d’un dedans resté caché, c’est alors que je vis sortir des bouches du Palazzo, déjà peut-être depuis quelque instant insoupçonné, de la bave en hoquets tranquilles. D’abord refluant, stagnant, hésitante; et puis soudain toujours plus vive, envahissante, en guirlandes, en inflorescences lacustres, en léchant un territoire toujours plus vaste, en avançant silencieuse à ras de terre, secrètement entre les voitures zébrant la nuit, jusque sur le haut des marches. Elle gagnait maintenant en consistance, se chevauchait, écumait sans se briser, énorme frange faite de mille petites langues tendues sans effort pour trouver un débouché naturel en entrouvrant dans la pénombre les portes vitrées du Palazzo.
C’étaient des somnambules, des auditeurs du concert, des amoureux de la musique, des abonnés de la saison, qui sortaient en habits clairs comme de sous l’eau à travers la vitre de l’aquarium, en couple ou en solitaire, durant l’entracte prévu au programme, pour se dégourdir les jambes, fumant une cigarette en plein air.
Je m’arrêtai pour les regarder du platane où j’étais, cherchant à distinguer le blanc des étoles de celui des chemises, des écharpes, des pardessus passés sur les épaules; je m’efforçai de reconnaître les mouvements, les rythmes, les ondulations qui rejouaient pour moi, scandées de l’intérieur, la musique de la salle. Mais les gestes étaient ensommeillés, les pas distraits, cérémonieux, insonores: rassasiés de sons, les somnambules demeuraient absorbés élégamment dans l’eau profonde, tandis que je me trouvais au sec, descendue du train depuis peu.
Quelqu’un arriva jusqu’à moi sans s’arrêter, pour aller remettre des sous dans le parcomètre ou filer à l’anglaise sans avoir à prendre congé: c’était l’ingénieur Solmi, ou alors il lui ressemblait.
J’entrevis les cheveux en voile phosphorescente de l’avocate M., déjà alors une assidue des concerts; un instant il me parut distinguer un proche parent, je voyais briller sa calvitie, il parlait à une femme qui n’était pas la sienne. Je descendis deux marches à la recherche de sa femme, aperçus d’autres épouses bien coiffées, le programme à la main, mais pas elle. J’avais atteint la baie vitrée et je guignais à l’intérieur.
L’architecte M. avec peut-être sa fille, deux des fils Tanzi, ou leurs enfants déjà, la famille R. au complet, le professeur P. et son éternel gilet, les soeurs C. du garage, alliées aux Vins & Liqueurs, sourires, rides, bijoux; jeans griffés, uniformes, mains dans les poches, baisemains, cigarettes, une montre blanche et ronde, un bras levé qui fait salut par-dessus les têtes, à moi peut-être, des têtes blanches, des lunettes, des nez de famille, éternuements Dior et catarrhe, épaules à la buvette, vides et pleins, recalages et prix, carrières, noces, votations, départs et décès, comptes en banque, art et divorces, entreprises de navigation.
Je me surprenais, arrivée d’outre-Gothard, à sonder dans le hall du Palazzo, dans un éclat d’entracte, des années d’absence, des générations retrouvées. A mon retour, je pourrais témoigner par le menu que l’avocate M., à dix heures dix, que l’ingénieur S., qu’un salut de la main: bien autre chose que la saleté du lac. J’avais des rides moi aussi au fond, moi aussi les os du lac, et j’avais moi aussi renvoyé, complice, un salut de la main.
Mais le programme du concert ? Se pouvait-il qu’aucun jeune talent ne répète la langueur des violons, ou l’obstination des trompettes, se pouvait-il que personne n’imite le tourment de Schubert, la gaieté triste de Mozart ?
Les cordes étaient sûrement déjà en train d’ébaucher leurs arabesques dans la salle, en concurrence avec les vents, les quintes de toux, le brouhaha de ceux qui rentraient. Les auditeurs, les habitants du lac, paraissaient en effet ravalés par un courant interne, disparaissaient peu à peu. Suivre le mouvement moi aussi ?
Je tournai le dos pour me diriger vers la maison: la musique assourdissante de la radio d’une voiture décapotée lancée à toute allure sur l’avenue engloutit le silence de la baguette peut-être déjà dressée, dans la salle. J’ignorais ce que la baguette réservait. Mais je me souvins que, dans la composition primée, la fille de l’Hospice avait appelé «baguettes» les branches dérivant sur la place; elle n’avait pas accepté la correction du maître: «baguettes», avait insisté de sa voix rauque la gériatre chef sans donner de raisons, «des baguettes pour jouer; ou alors des osselets. Des osselets du lac.»
A.F.
(traduction: Christian Viredaz)
(Le Passe-Muraille, No 1, Avril 1992)