Le Passe Muraille

Les beaux jours

(Suite autobiographique de Fabrice Pataut) 

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La rue Vaneau et la rue Saint-Romain

Et avant cela, pour peu qu’on veuille reculer jusqu’à un état plus primitif ? C’est tout autre chose. Par exemple, le 83, rue Vaneau, où Sidonie et sa fille Georgette habitent toute l’enfance de ma mère et le temps de l’occupation allemande, reste sans fenêtre ni couleur. Sans vue sur le ciel, sans passage. Le 83 pratique une forme extrême de clôture de l’espace. Il en sera question plus tard dans une nouvelle quasi-éponyme intitulée « Georgette au Far-West » dans le recueil Trouvé dans une poche, une histoire inventée pour ma mère en petite fille. C’est un lieu symbolique, un lieu impersonnel de mémoire et d’histoire qui appartient à d’autres et à propos duquel je ne revendique rien, dont j’aurais pu parler d’une manière plus abstraite encore, allusive si j’en avais eu le courage, sans en proposer aucune description. Cet espace-là est fabriqué, d’abord parce qu’on ne m’en a jamais dit grand chose sinon qu’il était vétuste et que la vétusté décourage la fiction, ensuite parce que ce silence embarassé à propos de la rue Vaneau ne m’a jamais rien suggéré de mieux qu’un sourire amusé. Je suis volontiers charitable, car c’est après tout dans cette rue qu’un certain nombre de personnes font leur apparition, comme sur une scène de théâtre où un monsieur Loyal vient présenter les protagonistes — avec chapeaux, accessoires, tics nerveux et projecteurs —, des gens qui compteront beaucoup et feront mon éducation à coup de douceurs bien senties. Mais ces gens-là, à l’époque, sont encore des gens de la rue et des passages cloutés. Par extension, ils appartiennent au monde des réverbères, des voitures, des devantures et des taxis, à l’instar des marchands de glaces et les bonnes d’enfants avec leurs landaus à pneus crème. Je veux dire par là que ce sont encore des gens du dehors qui ne montent pas les escaliers du 83. C’est moi qui les accouderai aux balcons, qui les ferai apparaître dans une embrasure et leur offrirai, dans tel paragraphe ou telle esquisse, la dignité des lieux clos : chambres, réduits, vestibules, salons. Tous nourris au compte-goutte, fécondés et ressuscités par la lumière qui filtre. Pour l’heure, ils tournent inlassablement, descendent du bus, s’installent en terrasse, font tant bien que mal ce qu’ils doivent faire pour avancer dans leur propre vie, et à force de battre les blancs d’œufs, le fouet, le fouet en argent du 7ème s’est tant agité qu’un seul vainqueur sort du tourbillon sans même devoir remettre son col de chemise à l’endroit : Odette Vaysse, amie d’enfance de ma mère, amoureuse aux yeux bleus délavés et perçants, cheveux courts et pantalons corsaires. Odette au prénom proustien — plutôt Albertine, d’ailleurs, dans son goût pour les femmes —, dont je me méfierai avec tendresse le temps de quelques vacances au bord de l’Atlantique.

Ce n’est pas seulement la rue Vaneau, d’ailleurs, qui est en cause, mais aussi la rue Saint-Romain, qui offre une variante de l’effet de clôture. Mon alter ego y habite, à l’époque du 17. Plus qu’inséparables, nous serons, Jean-Charles Wall et moi, inhérents l’un à l’autre. Nous nous sommes reconnus avec la complicité inefficace de nos mères respectives. Cette hospitalité-là est particulière, qui ne présuppose ni indigence ni libéralité, et il ne fait aucun doute que nous n’avons eu de cesse de nous recueillir l’un l’autre, sans parole ni obligation, au coup d’œil, et que c’est d’un don dont il s’est agi, d’une gratuité perpétuelle qui a consisté tout du long à reprendre celui qui s’est égaré pour retrouver ensemble, à chaque riposte, le refuge originel. Le chapitre de la chambre aux baleines dit très exactement ce retour incessant et immobile dans Valet de trèfle. Je n’ai jamais connu la chambre de la rue Saint-Romain. Je connais l’autre par cœur, la mienne, où J.-C. venait me rejoindre comme si elle avait toujours été la nôtre.

F.P.

 

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