Léon Werth l’incorruptible
Quand Viviane Hamy fit (re)découvrir ce franc-tireur humaniste,
par Pascal Helle
L’histoire littéraire se construit parfois avec des coups de cœur. Léon Werth en est un bon exemple. C’est à lui qu’est dédié Le Petit Prince. «Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce livre à une grande personne, écrivait Saint-Exupéry. J’ai une excuse sérieuse: cette grande personne est le meilleur ami que j’aie au monde. J’ai une autre excuse: cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J’ai une troisième excuse: cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette grande personne. Je corrige donc ma dédicace: A Léon Werth quand il était petit garçon.»
A priori rien ne semblait devoir réunir l’aviateur d’origine aristocrate et le journaliste antimilitariste. Pourtant leur amitié fut profonde et aurait peut-être pu permettre à Werth de revenir dans le milieu littéraire. Quand Werth meurt en 1955, il est devenu complètement inconnu. Trente-cinq ans plus tard c’est par un autre coup de cœur qu’il nous revient. L’éditrice Viviane Hamy s’enthousiasme à la lecture d’un livre qu’on lui a conseillé: La Maison blanche qui commence ainsi: «Une année j’interviewais tant d’assassins que je pus aller passer un mois au bord de la mer.» Un livre qui manqua de peu le Goncourt en 1913: incapable de le départager avec Le Grand Meaulnes les jurés attribuèrent le prix à Marc Elder pour Le Peuple de la Mer. Viviane Hamy elle n’hésite pas: elle republie le livre et retrouve le fils de Léon Werth qui lui ouvre les archives de son père.
L’éditrice parisienne projette alors de publier toute l’œuvre de ce bonhomme inclassable que certains de ses contemporains qualifiaient d’«impossible» et dont les éditeurs se méfiaient ainsi que l’expliquait Grasset en 1935: «Nous n’avons encore rien publié de cet excellent auteur. Depuis longtemps, il s’est tenu à l’écart. Il fait aujourd’hui, et sans doute a-t-il raison, figure d’indépendant farouche. Ni la droite, ni la gauche, pour trancher ainsi la presse en deux catégories arbitraires, n’accepteront de le soutenir. Pour forcer le succès, son éditeur sera donc seul, et c’est donc un effort très important qu’il faudrait prévoir si nous acceptions ce livre.» On devine la suite. La guerre qui allait suivre n’arrangera rien, bien au contraire.
Léon Werth est né en 1878 à Remiremont dans une famille juive de la petite bourgeoisie. Prix de philosophie au concours général il abandonne ses études d’histoire en plein examen. Invité à disserter sur le thème des états généraux de 1614, il inscrivit sur sa copie: «Les états généraux de 1614 furent des petits états généraux de rien du tout.» Il se tourne alors vers le journalisme sous la houlette d’Octave Mirbeau. Il fréquente Charles-Louis Philippe, Marquet, Signac, Vlaminck et devient l’ami de Valery Larbaud. Il part au front en 14 et en revient avec deux livres que les militaristes n’allaient pas lui pardonner: Clavel Soldat et Clavel chez les Majors. Devenu rédacteur en chef du Monde, journal fondé par Barbusse, Werth en démissionne car il refuse de publier à propos de l’U.R.S.S. «des mensonges pour le bien du peuple.» Les Russes qui se méfient du bonhomme lui refuseront le visa d’entrée dans leur pays. En 1926, Werth se rend en Indochine à l’invitation d’un ami. Il en ramène un implacable réquisitoire contre le colonialisme, qui est aussi un véritable manuel du voyageur. Car Werth va à la rencontre des gens et sait comme nul autre humer un parfum, noter une couleur.
En 40 Werth et sa femme décident de quitter Paris pour se réfugier dans leur maison familiale de Saint-Amour. Le voyage qui ne devait durer que neuf heures prendra 33 jours, titre qu’il donnera à ce récit de l’exode. «C’était le temps où ils étaient «corrects», qui précéda le temps où ils nous donnèrent des leçons de politesse.»
Isolé en plein cœur de la France paysanne, Werth ne peut s’empêcher d’observer, d’écouter et de noter ses réflexions. Ce journal de l’Occupation apparaît aujourd’hui comme un témoignage capital sur l’évolution des mentalités de cette époque. Werth n’est pas un prophète mais il ne s’est jamais trompé de cible: Pétain plutôt que Vichy. C’est seulement maintenant qu’on lui donne raison.
Mais en quoi celui qui fut aussi un journaliste talentueux de l’entre-deux-guerres peut-il intéresser le lecteur d’aujourd’hui ?
Indépendamment de l’intérêt historique, de la vigueur de son style, il y a chez Werth deux qualités fondamentales: sa curiosité pour tout ce qu’il approche et son manque absolu de parti pris. Ce que son époque ne pouvait lui pardonner nous apparaît aujourd’hui comme une qualité hautement respectable. Mais il y a plus encore, comme l’a relevé Valery Larbaud: «Sa manière d’aimer les hommes pour le son d’humanité qu’ils rendent.»
P. H.
Tous les ouvrages de Léon Werth sont publiés par Viviane Hamy: Maison blanche, Voyages avec ma Pipe, 33 jours, Déposition Journal 1940-1944, Clavel Soldat, Caserne 1900, Saint-Exupéry tel que je l’ai connu, Le Procès Pétain-Cochinchine.
(Le Passe-Muraille, No 32, Octobre 1997)