Le Passe Muraille

Le testament critique de Calvino

 

À propos des Leçons américaines du grand auteur italien,

par Francesco Biamonte

Italo Calvino s’est éteint il y a tout juste quinze ans, dans la nuit du 18 au 19 septembre 1985. Il est mort d’hémorragie cérébrale à l’âge de 62 ans. Il paraît d’autant plus approprié de lui rendre un bref hommage à l’automne de l’année 2000 que son dernier effort littéraire était tendu vers le troisième millénaire.

Six memos for the next millenium/ Sei proposte per il prossi-mo millennio: tel est le sous-titre qu’il comptait donner au cycle de six conférences qu’il avait été invité à prononcer à Harvard dans le cadre des très prestigieuses Charles Eliot Norton Poetry Lectures  au cours de l’année académique 1985-1986. Parmi ses prédécesseurs : Octavio Paz, T. S. Eliot, Igor Stravinski, etc. Calvino prit très à coeur cette invitation. À sa mort, cinq de ces conférences étaient rédigées au propre, prêtes à l’usage, après une année consacrée presque exclusivement à rassembler du matériel, à prendre des notes, à tâcher de structurer la matière selon toutes sortes de schémas. Ces cinq textes constituent ainsi le testament littéraire malgré lui d’un Calvino encore plein de projets et d’énergie.

Dans ces textes rassemblés après sa mort sous le titre Leçons américaines, l’écrivain et critique définit cinq «qualités littéraires» qui lui tiennent à coeur et qu’il souhaite défendre pour l’avenir de la littérature : légèreté (de la langue, de la pensée), rapidité (du raisonnement, et dans l’économie du récit), exactitude (du langage, du dessein littéraire), visibilité (i.e. efficacité de l’évocation visuelle), multiplicité (des niveaux de sens et des éléments narratifs ou des réflexions mis en réseau dans une oeuvre).

L’objet fondamental de ces essais est de défendre des modes de pensée qui appartiennent en propre à la littérature, que seule la littérature peut produire et transmettre. Et le développement nage ou vole ou bondit dans le bonheur que donnent en littérature la légèreté, la rapidité, l’exactitude, la visibilité, la multiplicité. La lecture de ces textes est une jubilation. La claire intelligence de Calvino ne cesse de nous émerveiller en s’émerveillant elle-même des moyens infinis de la littérature pour rendre compte de l’éblouissante diversité du monde. Le style de Calvino rejoint celui de sa pensée, en épousant les préceptes qu’il défend: le développement est limpide, véloce, à la fois associatif et rigoureux; l’enchaînement des idées se donne l’air de s’égarer — retombe pourtant sur ses pattes sur la question posée, sur la citation proposée au lecteur.

C’est en effet l’une des très grandes forces du Calvino des Leçons américaines que de savoir citer: il produit continuellement des passages ou des strophes tirés de la littérature occidentale de l’Antiquité à nos jours pour illustrer son propos ; mais ce propos est si clairement posé pour lui-même qu’il sert en définitive de contexte et de mise en perspective aux citations proposées, toujours stimulantes, pertinentes, jouissives, et étonnantes de qualité. Du discours sur la littérature, la littérature surgit ainsi en personne : c’est vraiment elle qui occupe le devant de la scène, et non la critique. C’est d’elle que vient la jubilation. Ovide, Lucrèce, Cavalcanti, Dante, Boccace, Galilée, Ignace de Loyola, le folklore, Cyrano de Bergerac (l’écrivain, pas la pièce de Rostand), Swift, Emily Dickinson, Leopardi, De Quincey, Henry James, C. E. Gadda, Musil, Ponge, etc., se côtoient ainsi dans des mises en parallèle et des comparaisons étonnamment convaincantes. Etonnantes en ceci qu’elles ne s’appuient pas sur l’universalité présumée des sentiments humains, mais sur l’analogie que révèlent les textes cités entre des styles de pensée d’une part, et les caractéristiques du langage mis en oeuvre pour en rendre compte d’autre part — et cela dans des contextes tout de même très éloignés dans le temps.

En plus de donner au lecteur l’envie de lire tous les textes cités qu’il ne connaît pas et parfois de relire ceux qu’il connaît déjà, Italo Calvino, en identifiant des catégories (la légèreté, la rapidité, etc.) qui manifestement traversent l’histoire de la littérature, souligne la cohérence à travers les siècles de la pensée littéraire occidentale. En ce sens, le fait que ses conférences s’adressent au prochain millénaire constitue un acte de foi dans la valeur profonde et intrinsèque de la littérature, et dans la valeur profonde de notre civilisation littéraire.

F. B.

Italo Calvino, Leçons américaines : aide-mémoire pour le prochain millénaire, traduit de l’italien par Yves Hersant, Gallimard, 1989. En langue originale: Lezioni americane : sei proposte per il plossimo millennia, Garzanti, 1988 (plusieurs rééditions).

(Le Passe-Muraille, No 49, Octobre 2000)

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