Le Passe Muraille

Le salut par l’écriture

À propos (notamment) du Cahier Marine d’Antonin Moeri,

par JLK

Il est certains écrivains dont la découpe de l’écriture trahit aussitôt son caractère d’urgence vitale, et tel paraît évidemment, au point d’extrême incandescence, le cas d’un Thomas Bernhard ou, dans la magie d’une espèce de grâce lyrique, celui d’un Robert Walser. Plus proche de nous, et dans la double affinité non mimétique de ces grands «allumés» du verbe, notre ami Antonin Moeri s’est signalé, dès son premier texte publié, sous le titre Journal fiction, par les soins de la Revue [Vwa] associée au Prix littéraire de la Ville de La Chaux-de-Fonds, dont il fut le lauréat de l’année 1986, par ce même caractère de véhémente nécessité, à l’opposé de toutes les séductions subtiles ou faciles.

L’intitulé de son premier texte annonçait, dans sa précision ambiguë, la nature des trois récits qui allaient suivre ponctuellement (Le Fils à maman en 1989, L’Ile intérieure en 1990 et Les Yeux safran en 1991), relevant à la fois du ressassement autobiographique et de la fiction narrative, dans un élan mêlé d’agressivité et de ferveur occasionnelle, sur fond de chaos affectif et de révolte tous azimuts contre les bourgeois et les humanistes, les femmes collantes et les hommes veules, la vulgarité et le snobisme, la laideur, la sottise ou le seul fait, imputable au maudit couple originel, de s’être trouvé jeté un jour sur la grève de ce bas monde. Or cette vision quelque peu gnostique d’une vallée de larmes où nous aurait exilé un méchant dieu se trouvait éclairée, de loin en loin, par des éclats de santé et d’ivresse, de rire très peu cioranique et d’effusion plutôt cingriesque devant la beauté des choses.

Quoi qu’il en soit, pas plus que l’imbroglio psychologique de ses récits, ne nous intéressait prioritairement le point de vue particulier de Moeri sur le monde, mais sa façon d’en découdre avec une complexion pour le moins tordue, l’énergie vouée à l’exorcisme et sa modulation proprement littéraire, au fils de constructions de mieux en mieux élaborées, de phrases de plus en plus nettes et cinglantes, de mots signalant une réelle aptitude de poète, jusque dans les miasmes ou l’ordure. Telle heureuse évolution a fait l’auteur s’éloigner un peu de la rive «journal» vers celle de la «fiction», et ce furent les nouvelles d’Allegro Amoroso, publiées en 1993 et constituant à nos yeux, à ce jour, le livre le plus abouti de l’auteur.

Avec le Cahier Marine tout récemment paru, Antonin Moeri a fait un pas de plus du point de vue de la sédimentation de son expression, et cependant le retour à la forme dominante du «journal» – à partir du cahier d’un voyage en Italie marqué par une séparation, il y a déjà bien des années – paraît ici et là borner sa liberté, l’empêtrer dans l’anecdote ou la pose un peu complaisante, émousser sa verve ou l’égarer dans les redites, les lourdeurs, les caricatures outrées, voire le galimatias. Oublieux de toute musique il écrit alors: «On entendrait du matin au soir les nuages glisser sur les toboggans de l’universelle joie étourdissante», ou pire: «La marche est supérieurement confortable aux timides qui prennent alors une revanche éclatante sur le grand architecte qui les fit tels». Toutes scories trop visibles chez quelqu’un qui sait souvent si bien «mal écrire»…

Cela déploré, c’est sur le vif du livre que nous insisterons pourtant, son fond d’authentique et son ardeur, sa douleur latente et ses drôleries tempétueuses, ses émerveillements surtout, d’Italie en Tunisie, à la pêche au thon des matinaux sur leurs barges phéniciennes, ou par les souks et les bains de vapeur, par les rues disgraciées et les rivages bitumés, là où se distille le vraie poésie pas chichiteuse, là où repique le grain de sénevé, pointe d’amour de moutarde, quinquet de braise dans le noir désespoir, filet de vie, fil d’une plume en instance d’autres envols.

Antonin Moeri, Cahier marine, L’Âge d’Homme.

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