Le roman d’un bon géant
À propos d’Alexandre Dumas le Grand,
par Gérard Joulié
On pleure de nostalgie quand on lit la vie de Dumas. On se demande ce qu’on a bien pu faire au Bon Dieu pour qu’il nous ait fait naître dans cette pluvieuse époque, alors qu’avec un peu de bonne volonté de sa part il aurait pu nous faire naître en 1802, par exemple. Ah, que la vie était belle et drôle alors pour les aventuriers et les artistes! Pour les premiers la terre était pleine de dangers qui ne venaient pas des hommes. Quant aux seconds, Paris était leur village. Presque tous se connaissaient, se fréquentaient. Ils se nommaient Dévria, Jadin, Johannot. C’étaient les copains de Dumas. Cela faisait une bande joyeuse, frondeuse et dégourdie. Plus tard ils s’appelleront Hugo, Nerval, Gautier, Sand (dans sa version masculine et fumant le cigare), Delacroix…
Il est devenu banal de dire que la vie d’un écrivain est un roman, mais c’est parfaitement vrai dans le cas de Dumas. Et c’est cette vie qu’on peut lire aujourd’hui avec un intérêt presque analogue à celui avec lequel on lit ses romans. Oui, Dumas est un bon géant qui a veillé sur notre enfance et qui l’a illuminée, un de ces bons nègres qui rient à pleines dents et dont le bras porte la torche illuminant la caverne d’Ali-Baba ou le trésor qui permettra à Monte-Cristo de financer sa guerre de vendetta.
Dumas, c’est d’abord deux génies en un seul : celui du vivant et celui du romancier ; une vie et une oeuvre conduites toutes les deux au galop. En plus il n’est pas seul. Il est deux. Il a un double qui est son collaborateur : Maquet. Ce nègre a un nègre à son service. Maquet, fouineur, fouilleur, méticuleux, fait la curée, tandis que Dumas sonne l’hallali. Maquet apporte le texte et Dumas la nuit rature, puis Maquet relit et signale à Dumas qu’un duel au XVIIe siècle ne pouvait avoir lieu dans un champ de pommes de terre… Un soir Maquet a perdu son manuscrit. Le Siècle attend son feuilleton. Maquet le récrit de mémoire. On retrouve le texte initial et on s’aperçoit que cinq cents lignes sont de Maquet et trente mots de Dumas, mais ces trente mots réveillent tout, effacent la documentation, imposent ce génie de féticheur africain.
Harcelé par la nécessité — cette bonne maman —, Dumas n’arrête pas d’écrire et ses héros de courir. Littérature industrielle, alimentaire, dénonçait Sainte-Beuve, essoufflé. Mais ce bonheur d’écrire à la diable, qui déborde du sujet, est la marque des grandes époques littéraires. Le secret du roman, c’est l’art de la digression. L’art du contraste aussi.
Et à côté de la fiction, il y a la vie, l’histoire avec un grand H. La France étant faite, on ne peut que la défaire ou la refaire sur les barricades. Dumas, qui est plutôt monarchiste dans son oeuvre, est plutôt libéral en politique. Et puis il y a l’Italie à faire et l’épopée garibaldienne. Pour cela il affrétera deux yachts, fondera huit journaux et perdra trois fois sa fortune.
Un des plus grands chagrins de ma vie d’enfant est la mort de Porthos dans le Vicomte de Bragelonne (Wilde, lui ne s’était pas remis de celle de Lucien de Rubempré…). J’avais douze ans et je n’ai plus rouvert depuis ce volume, contrairement à Stevenson qui l’avait lu cinq ou six fois et qui l’appelait son livre favori. Quant à Vingt ans après, il y a là une poésie, une mélancolie qu’on trouve rarement chez Dumas. Vingt ans après, c’est le roman de l’échec, des lendemains qui déchantent. Aucun des Mousquetaires n’a réussi. D’Artagnan, à quarante ans, n’a pas dépassé le grade de lieutenant, Porthos s’ennuie sur ses terres, Athos tourne au gentil père de famille, et Aramis force sur le genre ecclésiastique. Heureusement, il y a la Fronde, Mazarin, Cromwell et le pauvre Charles Ier d’Angleterre qu’on va essayer de sauver de l’échafaud. Enfin il y a l’amitié plus forte que tout, qui rend insouciant et invulnérable. Vingt ans après est le livre de l’amitié triomphante, et de ce fait Dumas y est moins heureux avec l’amour.
Là où Dumas est en revanche magnifique, c’est dans ses descriptions de lurons, de braves, de militaires sans peur, de personnages historiques. Mazarin, Fouquet, le jeune Louis XIV dans sa cour de Fontainebleau sont d’une vérité romanesque saisissante. En outre, où Dumas est encore inimitable, c’est dans l’invention des situations.
L’un des thèmes qui reviennent le plus souvent chez Dumas est celui de la tête coupée. Nombre de ses récits ont lieu pendant la Révolution. Et c’est normal, puisqu’il y a au fond deux histoires de France, la longue, celle qui prend racine dans la forêt gauloise, du côté des druides et des sorcières, et l’autre ramassée dans la Révolution française, sur le style du grand opéra ou de la tragédie. Cette tête coupée, en l’occurrence, est celle de Charlotte Corday que le bourreau soufflette après l’avoir décapitée. Or le narrateur garantit qu’il a vu, de ses yeux, les deux joues de la morte rougir de honte. C’est aussi cela Dumas : cette note de cruauté et de pathos.
L’heure de la séparation éternelle sonne. Après la mort admirable d’Athos, héroïque de d’Artagnan, gigantesque de Porthos, il ne restera pour les pleurer, en Espagne, qu’Aramis. «C’est très Vingt ans après», avait coutume de dire Proust pour expliquer la fuite du temps…
G.J.
Daniel Zimmermann. Alexandre Dumas le Grand. Phébus, 2002, 714 pages.
Alexandre Dumas. Mes Mémoires. Coll. Bouquins, 2002, 2 vol de 1226 pages et de 1180 pages.
Vive Garibaldi ! Une Odyssée en 1860. Fayard, 2002, 612 pages.
(Le Passe-Muraille, No 54, Octobre 2002)