Le Passe Muraille

Le roman du barbare

                                           

Dimitri en légende,

par Jean-Michel Olivier

 

Ah non! Vous n’allez pas me refaire le coup… Quel coup ? Celui du meurtre rituel. S’il n’y a pas eu de meurtre, en tout cas, ça y ressemble. De qui parlez-vous ? Je l’appellerai le Barbare. Pourquoi ? — C’est le surnom qu’il se donnait. Il avait dû quitter son pays en catastrophe, la rage au coeur et le coeur lourd, parce que toute sa famille avait été jetée en prison. Et qu’il était le prochain sur la liste. Il s’était joué des frontières, plusieurs fois, en empruntant l’identité d’un personnage de Simenon.

C’était déjà un personnage de fiction. Il avait emporté avec lui quelques livres. Des romans russes. Des poètes de son pays. Et Gombrowicz. Et Thomas Wolfe. Qu’il vénérait comme des icônes. Un jour, il était arrivé en Suisse, presque par hasard. Il avait fait tous les métiers. Un entraîneur de foot, qui le voyait tous les dimanches s’agiter au bord du terrain, lui proposa de jouer dans son équipe. Avec les livres, le foot était sa vraie passion. Il a joué ainsi pl-sieurs matches avec l’équipe de Granges au poste de demi gauche. C’était un joueur intraitable. Subtil. Généreux. Rusé comme un singe. Il avait pour modèles les grands joueurs hongrois qui dominèrent la Coupe du Monde de 1954 avant de se faire battre, à Berne, par l’équipe d’Allemagne, lors d’une finale épique. — « Le football est un sport qui se joue à 11 contre 11. Et à la fin c’est toujours l’Allemagne qui gagne. » Hélas. C’était l’une de ses phrases favorites.

Et après le football ? — Il est entré en librairie. Comme on entre en religion. Sa culture, son intelligence, sa curiosité, sa singularité ont impressionné tout le monde. Et, de fil en aiguille, comme il ne trouvait pas en Suisse les livres qui avaient marqué son enfance — les Russes, les Slaves, les Américains — il a décidé de les faire traduire et de les éditer lui-même. C’est comme cela que tout a commencé. Comment ? — Donner à lire tout ce qui a été écrit. Et que l’on cache. Que l’on censure. Ou que l’on essaie d’effacer. C’est un sacré travail. — Un travail sacré. Il a porté dans la lumière toute une littérature que personne, en Europe, ne connaissait. Qui n’était pas encore traduite. Ou qu’on passait volontairement sous silence.

C’était un passeur. — Voilà le mot. Il est de Jean-Louis Kuffer*. Tout était dans le pas et le passage. La mission et la transmission. C’est une tâche surhumaine, bien sûr, mais qu’il accomplissait jusqu’au bout de ses forces. Il n’était pas tout seul… — Non. Il y avait la fidèle Geneviève, à Lausanne, et l’incomparable Claude qui ont été de toutes les joies et de tous les combats. Quels combats ? — Comme les grands personnages de Dostoïevski, le Barbare aura connu deux destins. Contradictoires. Indémêlables. Lesquels ? — La gloire, d’abord, et l’estime générale, quand il a publié, dans les années 80, les grands dissidents soviétiques. C’était la guerre froide. L’Orient et l’Occident se regardaient en chiens de faïence. La maison communiste se lézardait de toute part. Tout le monde le pressentait. Mais personne n’osait le dire. C’est lui qui a donné le coup de grâce en publiant des textes qu’on croyait disparus. Ou détruits. Comment sont-ils arrivés jusqu’à lui ? — Sous forme de microfilms. Ou de mauvaises photocopies. Comme un miracle. Des textes quelquefois illisibles qu’il a lui-même retranscrits, la nuit, en s’abîmant les yeux, porté par cet amour mystique des hommes et de la littérature. Et ça a marché ? Au-delà de toute espérance. L’Occident n’attendait que ça. Quoi ? Que quelqu’un montre, une fois pour toutes, que le régime communiste, issu d’idées malsaines ou dangereuses, ne pouvait produire autre chose que le Mal. Et le Barbare, en publiant les dissidents, en apportait une preuve définitive. C’est pourquoi, dans la presse comme à la radio, il est passé pour un sauveur. On le portait aux nues. Et les télévisions se l’arrachaient. Belle revanche pour un barbare! Exactement. Mais ça n’a pas duré. Pourquoi ? — D’abord la maison communiste s’est effondrée — en partie grâce à lui, le Barbare, qui avait publié ces témoignages accablants sur les rouages de la machine à broyer l’homme et l’espérance. Les murs ont été abattus. Le rideau de fer est tombé. Comme au théâtre. Découvrant l’ampleur des violences et de la misère.

Ensuite ? Il y a eu l’affaire yougoslave. Quel rapport ? — C’était sa terre. Il n’a pas supporté de voir sa patrie déchirée, morcelée. Et l’Occident, poursuivant d’obscurs objectifs, qui sou-tenait ce grand dépeçage. Et alors ? Il s’est lancé dans la bataille. Dans quel camp ? Il n’avait pas le choix. Je vois. — Son grand tort, sur la place publique, est d’avoir publié quelques ouvrages — au total, une poignée, perdus parmi des milliers d’autres — qui prenaient la défense de son pays. Or son pays, tout au moins ce qu’il en restait, était au ban de la sacro-sainte « communauté internationale ». Haï. Vilipendé. Coupable, aux yeux des bien-pensants, de tous les crimes. Ironie du destin. Pourquoi ? — Ceux-là mêmes qui, naguère, l’avaient porté aux nues, quand il dénonçait les dangers du communisme, le crucifiaient à présent pour l’attachement qu’il vouait à son pays. Il a choisi le mauvais camp. — Je le répète : il n’avait pas le choix. Quand son pays s’est trouvé en danger, il a pris les armes. C’est-à-dire les livres. Pour le défendre. Ce que personne ne lui a pardonné. Qui ? — D’un jour à l’autre, lui, le Sauveur, s’est retrouvé dans la peau du Malfrat qu’on pourchasse.

Haro sur le Barbare! Comme aux plus beaux jours de l’Inquisition ! Au mieux, tout ce qu’il publiait était infâme. Au pire, on passait ses livres sous silence. Pour certains, ce silence dure encore. Il est de mise dans de nombreux journaux. Il remplace l’ancienne censure. Comme vous y allez! Je n’exagère pas. Comment a-t-il vécu cette censure ? — Le Barbare adorait provoquer. Feinter. Comme un footballeur. L’adversité renforçait ses convictions. D’où tenait-il cette force ? — Dieu seul le sait. Le Barbare, c’était l’homme des passions partagées. Des défis impossibles. A tous ceux qui le traitaient en paria, il montrait les auteurs qu’il éditait. Haldas. Grossman. Corti. Cingria. Thomas Wolfe. Saki. Non seulement parce qu’il aimait leurs oeuvres. Mais parce que celles-ci devaient appartenir à tout le monde. Au genre humain, disait-il.

Au fond, à vos yeux, c’est un saint. En quelque sorte. Un saint contrebandier. Pourquoi ? — Les gitans vivent dans des caravanes. Lui, qui avait un peu de sang rom, passait le plus clair de son temps dans sa camionnette. Il faisait la navette entre les imprimeries, les librairies, sa maison d’édition. Il était toujours en vadrouille. Il passait l’or en contrebande. Quel or ? L’or des livres qu’il pas-sait sous le manteau. Il n’a jamais été arrêté ? — Non. Personne ne pouvait l’arrêter. Il empruntait des postes qui n’étaient pas gardés. Il connaissait des raccourcis, des chemins de traverse. Il se jouait des douanes comme des frontières. C’est illégal. Oui. Comme les bons livres. Ça vous reprend! — Quand Freud est arrivé en Amérique, il a dit à sa fille, sur le pont du navire : « Les pauvres, ils ne savent pas que j’apporte la peste. » Pour le Barbare, c’était la même chose. En publiant les livres qui lui tenaient à coeur, envers et contre tout, les poètes, les dissidents, les mystiques, il savait qu’il apportait la peste en Occident. Et d’ailleurs, ça n’a pas man-qué, on l’a traité très vite en pestiféré. Vous êtes par ano ou quoi ? — C’est la règle ici-bas. « Le premier qui dit la vérité sera exécuté. » Vous citez Guy Béart, maintenant ! Le Barbare détestait la musique. Pourquoi ? — C’était la voix du Diable. Par la musique, Satan étendait ses pouvoirs sur la terre. C’est absurde. — Aux yeux des gens abrutis de chansons et de musak, vivant dans l’univers désenchanté du post-moderne où tout se vaut, parce que tout m’est égal, certainement. Mais le Barbare vivait dans un autre monde. Prières. Justice transcendante. Espérance. Vénération du Verbe qui s’incarne et devient, pour celui qui le dé-couvre, source de salut. Le Barbare est toujours vivant ? Dans nos coeurs, oui. Il a été assassiné ? — Non. Il est mort sur la route. En mission commandée, si j’ose dire. Le jour de la fête nationale de son pays. Au milieu de ses sacrés livres. Il est mort comme il a vécu. De manière intense, violente. Irréductible. Si j’entends bien, tous vos pères sont morts. Oui. Vous êtes donc libre. Non. Mais orphelin. C’est pour ça que j’écris »

Jean-Michel Olivier

(extrait d’un roman en chantier)

* Jean-Louis Kuffer, Personne déplacée, Poche Suisse, L’Age d’Homme.

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