Reflets du monde dans un nombril
À propos de Virginia, roman de Jens Christian Grøndhal,
par Elisabeth Vust
« Plus je m’enfonce dans mon souvenir, plus j’ai le sentiment que c’est moi que j’essaie de sauver, de me dépêtrer d’Adrian », remarquait l’un des héros de Jens Christian Grøndahl, auteur qu’une quinzaine de fictions et essais ont rendu célèbre dans son pays. Son quatrième roman traduit en français, Virginia, pourrait contenir une remarque similaire. Il suffirait de remplacer le prénom masculin par « elle » (Virginia n’est pas forcément son prénom). De manière plus large, tous les narrateurs de l’écrivain danois enquêtent sur eux-mêmes en enquêtant sur un disparu : sur Adrian dans Bruits du coeur (2002), sur Astrid dans Silence en octobre (1999), sur Alma dans Eté indien (1996) et sur « elle » dans Virginia, que l’auteur dédicace à Anne.
En donnant la parole à un être porté à l’introspection, le romancier réfléchit à lui-même. « Ecrire de la fiction, c’est méditer sur ce que j’ai vécu d’une manière qui n’est pas juste personnelle », dit ce quadragénaire, bâtisseur de ponts parsemés d’éclats de poésie (miroirs de l’âme) entre le monde et lui, entre le monde et chacun de nous. Lire Jens Christian Grøndahl, c’est élucider un fragment de sa propre existence, aussi infime soit-il. Et Virginia rejoint ainsi Bruits du coeur sur le rayon des oeuvres littéraires qui aident à vivre.
De Bruits du coeur à Virginia, l’écriture s’est dépouillée. Elle a gagné en intensité et en vigilance le poids de mots perdus. Nulle trace d’anecdotes ou de larmes dans ce récit concentré sur l’essentiel, sur le lien qui unissait le narrateur à « elle », sur l’exploration de cette relation et non sa définition. Pas question d’enfermer un sentiment aux innombrables nervures dans cinq lettres fourre-tout pour ce citoyen danois qui, la retraite venue, s’est retrouvé «seul et pleinement libre ». Libre de retourner en pensée à cet été 1943 qu’il passa chez son oncle et où « elle » était là; libre de se rendre à Paris et de prendre contact avec « elle », qu’il n’avait pas cherché à revoir depuis cet été lointain.
« Elle » est morte maintenant. Mais entretemps, ils ont parlé de leur seul souvenir commun, de ces vacances pendant la guerre au bord de la mer du Nord, théâtre d’une « première fois » triangulaire. Première fois qu’un homme (un pilote anglais dont l’avion s’était écrasé dans les environs) la touchait. Première fois que le narrateur (alors âgé de quatorze ans) faisait des avances à une jeune fille (« elle »). Après l’arrestation du soldat britannique, l’un et l’autre des adolescents conçurent une honte encore vivace cinquante ans après.
« Elle » partie, le voilà unique dépositaire d’un puzzle à jamais incomplet, bien qu’elle lui en ait livré quelques pièces. Elle s’en est allée avec sa part de secrets. Il reste avec la sienne, et avec son désir de « cerner ce point fondamental, qui peut-être n’explique rien». «Les vrais paradis sont les paradis perdus », disait Proust. Pour le narrateur, «les prés inondés avec des touffes d’herbe », «les eaux lisses et immobiles sous un ciel immense et changeant » sont ces lieux anciens et inaccessibles, où il se trouvait avant que sa vie prenne son véritable cours.
Juché sur la grande roue de l’existence, Jens Christian Grøndahl remonte à la source des émotions et en explore le vaste univers dans un nombril qui le reflète. Il mesure l’impact d’une rencontre non pas sur une trajectoire (maria-ge, enfants, travail), mais sur le coeur, qu’il ausculte. Et avec des «peut-être », il glisse des fictions dans la réalité.
E. V.