L’aigle à deux têtes
Retour à Montherlant,
par Gérard Joulié
Montherlant se prenait pour un individualiste, ennemi de la morale bourgeoise, partisan de tout ce qui exalte l’âme et comble les sens. Mais peut-on être un franc jouisseur et un homme de devoir, prêt à se sacrifier pour son pays ? Montherlant affirmait qu’un homme supérieur y parvient. Lui-même prétendait l’être et a su imposer à ses contemporains un masque de grand seigneur anarchisant, libertin et misogyne.
Quoi qu’il en soit il demeure un immense écrivain, un moraliste de premier ordre et un styliste merveilleux. Ses essais ont du mordant et du lyrisme, et dans ses romans il s’est imposé comme un portraitiste au coup d’œil infaillible. Or ce style, s’il est l’homme même, nous place d’emblée au cœur d’un problème que nous posent cette œuvre et cette vie. Car une contradiction apparaît au premier regard entre le personnage qui a occupé le devant de la scène littéraire française pendant plus de quarante ans, et cette écriture jaillie à travers trois siècles de la profonde nappe classique, sans qu’il y ait jamais pastiche: l’écriture la plus négligée, la plus libre, aux antipodes du style étudié et concerté de Gide ou de Valéry, une écriture qui pour le naturel ne saurait être rapprochée que de celle d’un Léautaud ou d’une Colette, avec la différence que Colette, la nez collé à la terre, ne quitte jamais la nature d’un pas. Montherlant, lui, n’a jamais quitté ses livres de classe, il ne s’est jamais interrompu de jouer au Romain, ce qui à chaque instant le met en péril d’enflure, sans qu’il y succombe.
Montherlant parle quelque part de son catholicisme à l’italienne. S’il a écrit Port-Royal, son choix s’est fait à l’intérieur du paganisme. L’alternance qui règle sa vie, et qu’il pose comme règle de celle-ci, ne joua jamais qu’entre deux pôles, que la Croix ne domina pas. Il a entendu la leçon des grands Anciens. Sénèque et Pétrone sont ses deux maîtres à penser. Il a du stoïque à ses heures les plus hautes, mais ce qui l’attire principalement ce sont les bas-fonds où nous en-traîne Suétone et que Tacite rapporte avec une horreur froide.
On ne connaît pas Montherlant si on ignore que son premier mouvement fut toujours de se mettre à la place des autres. A la place de l’ouvrier quand il y a grève, à la place de l’indigène en Afrique (prenant le parti des Ethiopiens contre Mussolini et celui des Républicains espagnols contre Franco), à la place de l’Allemand pendant la guerre, à la place de Vichy, humble poste de sauvegarde, et qui fut utile à beaucoup d’ingrats, même quand il refuse de servir son régime. Cette aisance chevaleresque de déplacement lui permit d’entrer à volonté dans le sentiment tragique de la vie, mais aussi de s’en abstraire à son gré. Faut-il l’en blâmer ? Ce fut peut-être l’erreur de Montherlant que d’écrire des livres où il effleurait ces questions comme Solstice de juin, Service inutile, L’Équinoxe de septembre. Mais son cœur s’émouvait pour la chose sociale comme pour la chose nationale. Et il emportait son esprit mal informé. Et puis, s’il ne les avait pas écrits, n’aurait-on pas parlé de tour d’ivoire ?
S’il me fallait désigner ceux de ses livres que je préfère, je dirais, parmi son théâtre, Malatesta, Port-Royal, Brocéliande, la Ville dont le Prince est un Enfant, La Guerre civile, et Don Juan.
Don Juan ! Comme ce Don Juan au visage ridé nous remue. Et puis, parmi les romans, je placerais au premier rang Le Chaos et la Nuit, parce que j’y retrouve le Montherlant don quichottesque, vieillissant et pathétique, et surtout son dernier livre, Les Garçons. Ce roman donne la clef et la tonalité de toute son œuvre. Avidité de jouissance, indignation devant le mal et solide conscience de la vanité de tout. Tout cela baignant dans une lumière de tendresse et de gentillesse qui n’est pas sans évoquer les embarquements de Watteau avec leurs divines clairières, écrit dans la plus belle langue qui fût.
Le génie de Montherlant, c’est le genius pueritiae. C’est le génie de sentir l’enfance-adolescence qui le fait parler et qui s’élève comme une colonne lu-mineuse dans la sombre et chaotique nuit des rapports entre les hommes. On peut lui appliquer cette phrase qu’il met dans la bouche d’un des protagonistes de son livre, l’abbé de Pradt. «Son naturel ne le portait pas à aimer le genre humain, mais il a pu l’aimer grâce aux garçons». Certes ce genius pueritiae de Montherlant n’est pas l’esprit d’enfance cher à Bernanos, mais en est-il si éloigné ?
Ce que j’aime par-dessus tout, en lui, c’est sa parfaite aisance. Montherlant est encore d’un temps où l’aristocratie ne payait pas d’impôt et portait l’épée. Montherlant, c’est du tripatouillage d’âme comme on l’aime, des cas de conscience cruels, de hauts débats, des larmes délicates, des morts tendres, du sublime à ne plus savoir qu’en faire sur un fond humain, trop humain, du subtil, de l’admirable, du pathétique sur fond de louche et de faisandé. Montherlant a profondément mariné dans une civilisation raffinée, aujourd’hui éteinte, et qui malgré les fumées démocratiques du siècle imprègne tous ses livres. Mariné dans deux mille ans de ferraillerie théologique et de casuistique effrénée, mariné aussi dans Ovide, dans Gracian, dans Racine et Rabutin, dans mille ans d’histoire de France et dans trois siècles d’histoire romaine – ses deux histoires saintes.
Bien qu’il n’eût pas la foi, Montherlant souffrait quand on lui disait que la foi disparaissait chez les autres, et de même lui était-il presque insupportable d’entendre dire du mal de la religion. La perte de la foi chez l’homme, c’était pour lui une diminution de la qualité de l’homme, un appauvrissement de sa substance, et la disparition de tout noble conflit. Il y a en lui une exaltation et une passion qui ont besoin du recours à Dieu même s’il ne croit pas à Celui-ci, L’invoquant et Le suppliant tout en Le niant. Mais si Dieu est intelligent, ce qu’Il est par principe, les portes seront grandes ouvertes pour celui qui, sans croire en Lui, lui a apporté Port-Royal, Le Cardinal d’Espagne et la Ville dont le Prince est un Enfant. C’est une œuvre dont on doit sortir plus chrétien si on l’est déjà, et plus chrétien de sympathie si on ne l’est pas. Des écrivains comme lui et quelques autres sont, dans un monde qui a évacué le surnaturel, nos anges gardiens, nos dieux tutélaires, nos saints intercesseurs. Et c’est ainsi qu’une fois de plus les morts s’offrent en nourriture très délectable aux vivants.
G. J.
(Le Passe-Muraille, No 19, Juillet 1995)