Le Passe Muraille

La vie des petits hommes

 

À propos de Mallarmé,

par Christophe Calame

Les biographies de poètes se succèdent et ne se ressemblent pas: après le pesant, mais peut-être nécessaire, Rilke de Freedman, s’oppose le pétillant et heureux Mallarmé de Jean-Luc Steinmetz, excellent poète et professeur à l’Université de Nantes, auteur d’une remarquable biographie de Rimbaud. La vie de Rilke n’est pas claire, mais obscurcie par sa légende et ses admiratrices. La vie de Mallarmé est claire comme le jour, tandis que la nuit est dans son œuvre et sa pensée, toujours difficile à approcher.

Raconter «l’absolu au jour le jour» n’est pas chose facile. D’au-ant que Steinmetz vient après le chef-d’œuvre d’Henri Mondor, sa Vie de Mallarmé (Gallimard) qui reste l’initiation essentielle à l’œuvre du poète. Mais autant Mondor prend au sérieux Mallarmé, et dramatise son itinéraire, comme pouvaient le faire des auteurs comme Maurice Blanchot, autant Steinmetz le champagnise dans les rituels de la vie parisienne et du milieu particulier qui l’a porté aux nues, celui des impressionnistes et des dandys de la fin du siècle.

On se rappelle que Baudelaire avait projeté d’égaler Victor Hugo avec un seul recueil. Mallarmé, lui, est parvenu à égaler la gloire de Hugo avec quelques poèmes seulement, presque tous écrits avant sa vingt-cinquième année, et gardés dans les tiroirs parce qu’ils avaient été refusés par la plupart des revues et longtemps snobés par les Parnassiens, même s’ils étaient célébrés, peut-être à contresens, comme une forme de dérision, par les «Vilains Bonshommes» et autres «hydropathes» de la bohème.

Ses premières publications lui valurent d’ailleurs des avertissements des autorités scolaires: il ridiculisait sa fonction. L’Empire le muta peu après du lycée de Tournon à celui de Besançon, puis d’Avignon. La République lui donna une situation parisienne, que les rapports des inspecteurs de l’enseignement secondaire ne purent défaire. (Peut-on imaginer Victor Hugo mauvais professeur ?).

Tout dans la vie de Mallarmé est véritablement, dramatiquement minable. Pour échapper à l’administration de l’Enregistrement, il s’était réfugié dans l’enseignement de l’anglais, où son incompétence et son indifférence à ses élèves ne furent compensées que par l’influence de quelques protections universitaires. Mais comme bien des mauvais professeurs, il ne manqua pas de publier quelques méthodes et vocabulaires, pour toucher de petits droits d’auteur.

Hugo avait Guernesey, l’océan, et les Travailleurs de la mer. Mallarmé aura Valvins, sa petite mai-son sur la Seine, près de Fontaine-bleau, et le canotage sur la petite yole baptisée «S.M.». Hugo avait eu mille femmes et le flagrant délit. Mallarmé n’eut de Méry Laurent que quelques «bécots» plus ou moins volés (elle le trouvait sale), alors que la demi-mondaine qui avait été la maîtresse de Ma-net avait, selon le chronique du temps, été fort généreuse d’elle-même, surtout envers les arts et les artistes.

Hugo tenait son Cénacle à l’angle de la place Royale. Mallarmé eut les mardis dans son tout petit salon étriqué de la rue de Rome. Hugo fut millionnaire, sénateur, académicien, fréquenta les rois, et puis devint le grand-père de la IIIe République. Il fut premier en tout, à la fois noble et populaire, écrasant, incontournable. Mallarmé fut invisible, dérisoire, secret.

Mais Mallarmé n’était pas Houellebecq, ce vilain singe qui vient de sortir du chapeau de l’édition parisienne et de son goût de chiottes (il fallait le dire). Houellebecq propose de cloner les hommes pour que plus personne ne soit petit, bête et laid, laissé sans amour par les femmes. Mallarmé, qui n’avait aucun charisme et dont les vers faisaient rire, du même rire atroce qui salua L’Olympia de Manet, entreprit, lui, de célébrer la beauté, après Baudelaire et Poe, et d’en faire son absolu, quelque chose de si grand que rien ne pourrait l’égaler. Devant l’Œuvre impossible et seule désirable, il renonça à cloner Victor Hugo.

Les fidèles qui venaient partager le punch de ses mardis soirs entendaient le contraire de la ré-volte contre l’art, du style canaille et de l’écriture artiste. Au jeune Paul Valéry, au jeune André Gide et à bien d’autres, les causeries de Mallarmé inspirèrent de l’aversion pour le siècle dans lequel ils avaient grandi, pour le romantisme aussi bien que pour le naturalisme, et un grand besoin de règles et de classicisme. Par procuration, Mallarmé avait inventé le XXe siècle.

Sartre, en son temps, a fait le procès de la génération des «petits hommes» (les textes en sont repris dans Mallarmé, «Arcades», Gallimard). Mais Sartre voulait passionnément être Victor Hugo, comme il a fini par l’avouer dans Les Mots. Pas Mallarmé: le rêve de la création lui suffisait. Sa petite vie était ce qu’elle pouvait être.

Mais la biographie de Jean-Luc Steinmetz a justement l’étrange génie de retrouver et de faire sentir ce que cette petite vie pouvait avoir de lyrique. Sortir de l’école et passer une heure avec Manet, après tout ce n’est pas rien. Le concert du dimanche, Lamoureux ou Colonne, la Seine avec Monet, quelques photographies chez Nadar ou chez Degas. On peut être minable à moins.

Ch. C.

Jean-Luc Steinmetz, Mallarmé, l’absolu au jour le jour, Fayard, 1998.

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