Le Passe Muraille

La fresque au coeur de l’asile

   

À propos d’Asile d’azur de Jean-Marc Lovay,

par Jean-Bernard Vuillème

On lit dans l’Asile d’azur de Jean-Marc Lovay comme dans la tête d’un patient acharné à peindre une fresque jusqu’au délire contagieux d’une impossible guérison.

Il faut y aller paragraphe par paragraphe, reprendre ses esprits et poursuivre. S’accrocher. Rester concentré. Ne pas se laisser décourager par les murs de mots ni assommer par les flots d’images. Passer à travers ces phrases ahurissantes et compliquées truffées de paradoxes et parsemées d’amers et joyeux constats toujours aléatoires sur la vie, la mort et le temps. Nimbé d’un éclat de sombre beauté et de lumineuse intelligence, avancer bravement jusqu’à la prochaine fatigue et ainsi d’éclairs en fatigues épouser les méandres de cette prose hallucinée. Ici au moins autant qu’ailleurs, Lovay va d’un pas régulier de sénateur aux foulées géantes et à l’esprit agité, aussi apte aux circonvolutions imaginaires qu’inapte à la moindre accélération.

Et où va-t-il de son pas singulier? Et nous avec lui, ou plutôt un peu en retard, juchés un instant sur la mince plate-forme d’un point dans la page d’où nous tentons de mieux regarder le dernier paysage parcouru depuis le point précédent ?

Nous sommes immergés dans une certaine folie. Je pourrais dire, tentant de résumer ce qui ne peut se résumer: Lovay nous a requis pour visiter l’unique patient de la Clinique Azoug. Unique peut-être, mais sûrement inguérissable, le patient Hazoug-le-Peintre est surtout le seul personnage du roman qu’on a l’impression de connaître un peu, assez visible pour être envisagé en tant que figure littéraire et métaphore de la création dans une clinique où tous les êtres et toutes les choses se dérobent en même temps qu’ils s’affirment. Ce patient peintre se livre corps et âme à une fresque de l’univers qu’il sait ne jamais pouvoir achever et qu’il ne veut en aucun cas achever bien que tous ses efforts tendent à cette impossible issue. Cet inguérissable est tout de même soigné par un médecin assez lucide malgré ses amnésies pour savoir impossible son oeuvre de guérison.

Dans cet asile universel aux possibilités multiples, aux incertitudes absolument certaines et aux rebondissements incessants, toute issue paraît finalement impraticable, même d’une éternité à une autre éternité, comme le suggère enfin la Fête de la fresque. Livrée à son impossible quête, sans autre souci qu’elle-même, abandonnée à ses obsessionnelles circonvolutions, ses flux et reflux d’images, l’écriture apparaît ici comme un miroir du délire auquel se condamne une pensée aussi consciente de ses limites qu’acharnée à les vouloir franchir.

 

Lovay est-il fou ? Un fou ne saurait bien sûr écrire un livre aussi fou que cet Asile d’azur. Les fous cherchent plutôt à faire croire à quel point ils sont sensés dans leur saine obstination. Si je me suis posé une question sérieuse au fil de ce roman, ce doit être celle-ci : d’où parle Jean-Marc Lovay? Je n’ai trouvé qu’une réponse. Il parle d’un lieu dont nous ne pouvons justement pas parler, là où le pinceau d’Hazoug s’étiole, au centre de la fresque, où rien n’est sûr, avéré, où rien ni personne, ni peintre ni modèle, ne saurait prétendre à une quelconque confirmation, où tout s’accomplit et se dissout en même temps. Où l’oeuvre elle-même, fût-elle parfaitement accomplie, ne peut qu’avouer sa faiblesse et sa défaite devant « une incommensurable absence ». Et vous voudriez des personnages et des situations bien établis ? Voilà plutôt, pour punir votre espérance, des êtres sachant à peine s’ils sont vivants dans le moment qu’ils croient vivre, s’ils ne sont pas plutôt un infidèle reflet de ce qu’ils ont été et même de ce qu’ils n’ont pas encore été «parce que personne n’avait déjà prévu leur existence».

Ces êtres fluides à l’identité flageolante, incertains de la mémoire même de leur chair, sont si profondément liés dans leur commune incertitude qu’ils captent d’autres voix, d’autres gestes et même d’autres intentions parlant et agissant à leur place. Ils vivent hors du temps, peut-être au coeur du temps, « à une époque qui ne pourra jamais disparaître parce qu’elle sera toujours mêlée à toutes les époques » comme Hazoug-le-Peintre est mêlé au destin de tous ses modèles, de son épouse la Doctorine qu’il n’est pas sûr d’avoir épousée et de sa fille Tanzoug qu’il se souvient parfois d’avoir rêvée.

J.-B.V

Jean-Marc Lovay. Asile d’azur, Zoé, 2002, 199 pages

(Le Passe-Muraille, No 54, Octobre 2002)

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