La fée du roman domestique
À propos des Oeuvres complètes de Jane Austen en Pléiade,
par Gérard Joulié
Le romantisme battait son plein. . On était féru de Walter Scott. Byron et Napoléon se partageaient les coeurs. Les romans noirs de Mrs. Radcliffe semaient leurs naïves terreurs dans les foyers anglais, et voici qu’arrive sur la scène littéraire une jeune femme qui écrit depuis l’âge de douze ans et ne s’intéresse ni à l’histoire, ni à la politique ni aux fantômes. Elle n’a de goût que pour la vie, telle qu’un oeil acéré peut en surprendre le manège dans un salon, une salle de bal où des jeunes gens dansent tandis que leurs parents évaluent rentes et dots. Cette jeune fille s’appelle Jane Austen. Elle a une personnalité piquante et un don de justesse plus exacte dans la peinture des relations sociales que personne avant elle; un dialogue plus léger, plus rapide et plus vrai. Jamais encore la physionomie réelle des lieux de réunion et de plaisir, les propos qui s’y échangent, l’excitation fiévreuse qui mène une héroïne de son entrée dans le monde à son mariage, n’avaient été aussi finement observés. Tout est merveilleusement raconté par une femme sensible, intelligente, perspicace, et qui a ce talent si particulier des romanciers anglais de tout dire jusque dans les moindres détails sans jamais ennuyer. Ce sont des romans de la vie quotidienne qui se déroulent dans le milieu provincial et aisé de la gentry, lequel fut aussi celui de l’auteur, et qui se caractérisent par un réalisme malicieux et lucide souvent imprégné d’humour. Le bon sens y domine, associé parfois à quelque sécheresse calculatrice. Le mot romantique n’y est plus guère employé qu’avec ironie. Les visions de bonheur sont celles que permet un monde où la fortune, la naissance et la santé restent les conditions presque indispensables de toute réussite. Ramenant toute la destinée de ses héroïnes à la crise centrale de la vie féminine, la préparation directe au mariage, Jane Austen a créé le roman domestique. L’atmosphère en est celle d’une province calme à l’horizon limité. Les extrêmes de la fortune et de la misère en sont absents. Dans ce cercle de gentilshommes campagnards, de pasteurs et de bourgeoisie rurale, les relations sont faciles et simples, les incidents dramatiques sont rares, et l’attention d’un observateur peut s’attacher tout entière aux nuances morales, aux intérêts divers, terre à terre et pittoresques de la société qu’il étudie et qu’il fait vivre, incapable de les dépasser en rien. Les replis de l’amour-propre, les mille vanités, les imperceptibles émois de l’égoïsme sont ici indiqués avec une sobriété d’art qui réduit la réaction de l’auteur au minimum. Il n’y aurait rien de plus objectif que ces récits indulgents, si une malice partout diffuse ne révélait une clairvoyance qui pourrait être impitoyable. Ici tout est finesse, équilibre et raison. La vision de la vie selon Jane Austen reste claire, sans sécheresse. La force des faits, les conditions matérielles du bonheur sont acceptées avec une simplicité et une vertu qui ne dissimulent aucune révolte. La morale enseignée est une sagesse modérée, sans illusion, faite de la santé normale du coeur et de l’esprit.
Jamais Jane Austen ne s’aventure sur des sommets exposés à des vents plus violents comme le fera plus tard Emily Brontë, qui rafraîchira la tradition romantique dans son fascinant roman de vengeance et d’amour. Cinquante ans plus tard, c’est Anthony Trollope qui perpétuera Jane Austen. L’heure est-elle venue de la relire ? La publication du premier volume de ses OEuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade peut en être la bonne incitation.
G. J.