Le Passe Muraille

La chute du clodo lettré

   

À propos de Mille amertumes de Philippe Lafitte,

par Cookie Allez

Précisons-le avant le départ : le voyage auquel Philippe Lafitte nous convie est mouvementé — c’est bien le moins qu’on puisse dire! En dépit de son titre, Mille amertumes, ce livre n’est pas un long lamento sans commencement ni fin, pas une tirade romantique, pas une salve de récriminations, pas un cri de désespoir, pas un appel à la pitié, pas une critique argumentée de la société pourrissante qui lui sert pourtant de toile de fond.

Non. Ce premier roman raconte une histoire qui pourrait être vraie. Qui le sera peut-être — ce ne sont pas les occasions qui manquent. Ce voyage est une descente dans les boyaux des villes, aujourd’hui peuplés, comme on le sait, d’êtres que la lumière du jour a anéantis, et une descente dans les tunnels de la conscience, où rôdent fantômes et fantoches, où éclosent fantasmes et fantasmagories. Cette histoire, c’est l’hallucinante plongée dans le noir d’un homme que son talent et sa réussite destinaient aux feux des projecteurs. Et, toujours en dépit de son titre, l’amertume affleure à peine dans ce roman — ce que personne ne regrettera. Ici, c’est la lucidité qui l’emporte. Implacable. Le narrateur démonte le mécanisme de sa propre déchéance, engrenage pervers, diabolique, car « personne n’a envie de finir clochard ».

Lorsqu’il était jeune homme, ce clochard-ci avait rêvé d’être écrivain, «parce que les mots sont des armes, des lames qui déchirent les pages et dépècent les sentiments». Et il le devint. Un demi million d’exemplaires en quelques mois. Médiatisé. Encensé. Starisé. L’intelligentsia, suivie par la multitude qui s’efforce d’en pomper le suc, buvait ses paroles. Mais, lui, soudain, n’avait plus rien à dire. Et surtout, il avait soif d’autre chose, d’amour, de vérité, de sérénité, de temps peut-être — on ne sait pas trop. Sait-on d’ailleurs exactement où on a mal et de quoi on a besoin?

Son succès se révéla foudroyant, au sens le plus littéral de l’expression. Et c’est cette chute vertigineuse que Philippe Lafitte raconte ici avec ses mots qui sont des armes de poing, précises et meurtrières. On sort de ce livre complètement estourbi, comme si l’on avait partagé les innombrables bouteilles qui jalonnent les pas de ce clodo lettré. On quitte son histoire avec des images et des questions plein la tête. Et avec l’idée confuse que « les soirs où ça va plus mal que d’habitude, on sent bien que ça nous pend au nez. A nous aussi.»

Mais, très curieusement, Philippe Lafitte réussit à insuffler dans cette chienne de vie quelque chose de tonique. La magie du verbe, sûrement…

Exit le clochard. En tout cas, un écrivain est né il y a quarante deux ans, à Boulogne-Billan-court — et c’est Philippe Lafitte.

C. A.

Philippe Lafitte. Mille amertumes, Buchet-Chastel, 2003, 201 pages.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *