Le Passe Muraille

Hemingway à la vie à la mort

 

À propos des Nouvelles complètes en Quarto,

par Gérard Joulié

Souvent nous oublions que la littérature est fête. L’ambiguïté du mot favorise et justifie notre négligence. Fête, ivresse, sans nul doute, joie et gloire de vivre. Mais en même temps mort, angoisse et démesure. Comme l’amour, la littérature est un vin qui monte à la tête. Et c’est ce vin qu’on boit, ou ce choc à l’estomac qu’on reçoit en lisant ces 78 nouvelles d’Ernest Hemingway rassemblées en un gros volume illustré de 1200 pages dans la collection Quarto chez Gallimard.

La passion de vérité qui donne sa saveur à l’œuvre d’Hemingway a pour fin la littérature. Seule cette dernière nous amène à ce que nous avons en nous de nécessairement souverain et nous hisse dans le domaine de la poésie. Les héros d’Hemingway savent d’instinct que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de prestige, et que la vie est un jeu gratuit. Le combat est pour eux une lutte fratricide et noble. «Taureau, je t’aime et te respecte, et pourtant je te tuerai. L’un de nous deux mourra. Peu importe lequel.» La pêche, la guerre, la chasse ont été des jeux avant d’être des travaux, et souvent des privilèges de princes. Le jeu de la tauromachie relève de la même attitude: le taureau affronté, puis mis à mort, est lui-même admiré pour sa noblesse. Personne n’imagine un taureau de corrida à la charrue. Le jeu repose d’ailleurs sur le noble et tragique aveuglement de la bête. Un taureau trop intelligent s’avilirait, de même qu’un toréador. Sans une folie sanglante, Hamlet succomberait sous le mépris. L’homme qui affronte la mort acquiert un prestige, et le vieil éclat de la souveraineté scintille à ses yeux.

Le monde d’Hemingway est un monde archaïque. Ses héros excellent dans la chasse, la pêche, la guerre ou la tauromachie. Ou plutôt il n’est rien qui leur convienne qui ne soit jeu, amour y compris, à condition que le jeu soit un jeu de la vie et de la mort. La femme elle-même joue dans l’amour un jeu à elle, un jeu personnel. Le désordre des sens, la liberté sensuelle à laquelle accède souvent le jeu des femmes qui ont librement choisi est pour elles un équivalent de ce que le désordre et l’incertitude des combats sont pour les hommes.

Pour Hemingway la vérité est dehors, et je dirais presque: du corps. Soldat ou reporter de guerre, sur les rings de boxe, dans les arènes, en train de chasser le lion ou l’éléphant en Afrique, pêchant l’espadon dans le Gulf-stream ou buvant dans les bars de Paris ou de La Havane, sa morale est de montrer les choses telles qu’elles sont. «Je ne parle que de ce que j’ai vu. L’affaire d’un écrivain est de dire la vérité. Il ne faut pas dire: il est bien ou juste de faire ceci ou cela, mais de donner une image vraie tirée de ceci ou de cela.» La beauté de ses livres est avant tout l’effet d’une probité. Hemingway, comme Kipling, se considérait avant tout comme un craftsman, un artisan méticuleux. L’essentiel pour lui était de pouvoir se justifier devant la mort par une œuvre bien faite. Son style est objectif et nu, économe de mots. Un style taillé dans un bois dur pour raconter des histoires dures. Boxeurs ensanglantés, soldats mutilés, matadors éventrés, tueurs à gage, chasseurs de fauves, pêcheurs de haute mer, femmes à la dérive noyées dans le whisky et le champagne. Récits aux arêtes tranchantes, tout en dialogues.

Chassés par la nécessité, l’angoisse, le désir, l’ivresse, l’ivrognerie, le rire, le jeu et la chasse les rassemblent. Une de ces nouvelles se termine par ces mots gracieux: «C’était indéniable, je me sentais très heureux.» Heureux comme il est possible à qui n’est séparé par rien de l’abîme qu’ouvre sous ses pas le possible.

Une autre nouvelle, Les Tueurs, porte ces qualités à leur degré d’accomplissement. L’attaque est brusque, sans préparation. Peu à peu la situation se décante de ce chaos. Et c’est beau. L’univers est ce qu’il est. L’homme ne peut le changer. C’est la loi d’un monde en guerre où règnent la crainte, le courage et, tout au fond, le désespoir. Les personnages d’Hemingway boivent, chassent et font l’amour pour s’étourdir et oublier un court moment la présence de la mort, et ce cauchemar en plein midi qu’est à leurs yeux l’univers. Seulement à l’intérieur de ce monde sans lois l’homme peut se donner un code et l’observer. Code d’honneur et de courage. Au fond, il n’y a pour Hemingway que deux sortes d’hommes: les lâches et les braves. La faute capitale est de céder à la peur. Non d’avoir peur. Les nerveux sont plus peureux que les hommes à sang froid. Il n’y a pas là de crime. Question de nature. Mais le code exige que le peureux domine sa peur. Hemingway a écrit là-dessus une nouvelle parfaite: La Courte vie de Francis Macomber. Le héros est un Américain venu en Afrique avec sa femme pour chasser le grand fauve, et qui, au moment d’affronter sa première proie, est soudain pris de panique. Sa femme, honteuse de son mari, se donne au chasseur professionnel qui les guide. Puis il se passe quelque chose dans l’esprit de Macomber, ivre de jalousie. La fermeté de leur guide, la rigueur du code qui lui impose de ne pas mettre en danger les porteurs indigènes et de ne pas faire souffrir inutilement les bêtes, fût-ce au risque de sa vie, s’impose à lui. «Je crois, dit-il alors, que je n’aurai jamais plus peur de rien.» Et c’est vrai, il semble que son esprit a été nettoyé. Après tout que peut vous faire un lion ? Vous tuer. Mais un homme ne peut mourir qu’une fois. Et de citer Shakespeare: «Nous devons une mort à Dieu.» Celui qui meurt aujourd’hui est quitte demain, et de la peur de demain. Il cesse d’être esclave, si être es-clave consiste à préférer, à la perte de la vie, celle de la liberté ou de l’honneur.

L’œuvre d’Hemingway est une protestation victorieuse contre la fameuse phrase que Gertrud Stein jetait à la face de ses jeunes compatriotes exilés à Paris: «Vous êtes une génération perdue.» Il n’y a pas de génération perdue. Un homme peut être abattu mais non vaincu. Seuls sont vaincus les lâches et les veules que leur veulerie mène à l’impasse.

G. J.

Ernest Hemingway, Nouvelles complètes, Gallimard, collection Quarto, 1232 pages.

(Le Passe-Muraille, Nos 43-44, Déccmbre 1999)

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