Le Passe Muraille

Harmonie du Nebraska

   

À propos de deux romans de Willa Cather, à découvrir…

par Anne Turrettini

Hasard ou non, les éditions Deuxtemps Tierce et les éditions Rivages viennent toutes deux de publier – simultanément ou presque – un roman de Willa Cather, et l’on peut donc espérer que ces deux ouvrages, Mon Ántonia et L’ Un des nôtres, traduits pour la première fois en français, contribueront à faire un peu mieux connaître cette romancière américaine (1873-1947), auteur entre autres de Pionniers et de La mort de l’ archevêque, qui est restée jusqu’à aujourd’hui étrangement ignorée de nombreux lecteurs francophones.

A bien des égards, Mon Ántonia, qui a paru en 1912 et L’Un des nôtres, roman publié quatre ans plus tard et qui a obtenu le Prix Pulitzer, offrent des points de comparaison, même s’ il est vrai que le premier est sans conteste l’un des plus beaux livres de Willa Cather, alors que le second peut être considéré comme un roman mineur.

Mon Ántonia est placé sous le signe de la mémoire, du souvenir: Jim Burden fait le récit de ses années d’enfance et d’adolescence – fort heureuses – passées dans le Nebraska chez ses grands-parents et évoque en particulier la relation privilégiée qu’il a nouée avec Ántonia, une jeune Bohémienne, qui vient d’ émigrer avec sa famille aux Etats-Unis. Jim Burden est un personnage romantique doté d’ une sensibilité aiguë. Chaque souvenir est resté intact dans sa mémoire. Il insiste d’ailleurs à de multiples reprises sur la netteté et la précision de ses souvenirs. Il est encore habité par son enfance, aussi n’est-il pas étonnant si à la fin de son histoire, il écrit: «Il y a des souvenirs qui sont si réels qu’ils sont bien mieux que tout ce qui peut arriver de nouveau».

Chaque moment présent comportant un élément se rapportant au passé lui permet de revivre celui-ci. Ainsi l’enterrement de M. Shimerda, le père d’Ántonia, un homme empreint d’une grande dignité, atteint d’ un mal du pays tel qu’il met fin à ses jours, reste-t-il gravé dans la mémoire de Jim: «Chaque fois que j’ ai entendu ce cantique depuis ce jour, j’ai revu la scène: l’immensité blanche avec le petit groupe de gens, l’air bleuté plein de neige fine et tourbillonnante». Jim émaille son récit d’anecdotes et d’ histoires rapportées par d’ autres. L ’ univers de son enfance fourmille de personnages hauts en couleurs. Ainsi les deux Russes, Pavel et Peter, qui durent quitter l’Ukraine parce qu’ ils avaient sacrifié des jeunes mariés, afin d’alléger leur traîneau poursuivi par une meute de loups qui avait déjà dévoré les occupants des autres traîneaux composant le cortège. Ántonia reste cependant la figure centrale du récit de Jim.

Dans ce pays aux vastes étendues, où la vie quotidienne – particulièrement rude pour les émigrés démunis et sans expérience – est régie par les saisons, les enfants, proches voisins, sont devenus rapidement amis. Jim enseigne l’ anglais à Ántonia, et ils parcourent ensemble inlassablement la campagne: «Combien d’après-midi Ántonia et moi n’ avons-nous pas passés à marcher dans la prairie, enveloppés de cette magnificence ! Et toujours nos deux ombres noires folâtraient devant nous, ou derrière, taches plus sombres sur l’ herbe rouge». Ántonia est un peu plus âgée que Jim, mais l’admiration qu’il éprouve à son égard semble n’ être pas seulement celle qu’un cadet voue souvent à son aînée. Ántonia charme et fascine son entourage, car il émane de sa personne une force vitale et une générosité hors du commun.

Lorsque Jim rapporte les moments passés de son enfance avec Ántonia, il se contente de narrer les événements, mais arrivé au terme de son récit, il est en mesure de décrire très précisément la personnalité d’Ántonia: «C’ était une femme éprouvée désormais, et non une jolie fille, mais elle possédait toujours ce je ne sais quoi qui enflamme l’imagination; elle était toujours capable de vous couper le souffle d’un simple regard, d’ un simple geste qui, d’une façon ou d’ une autre, vous permet d’ accéder à la signification des choses ordinaires. Il lui suffisait de se tenir dans le verger, de mettre la main sur un petit pommier sauvage et de regarder les pommes, pour vous faire apprécier enfin tout le bien qu’il y avait à planter, à soigner, à récolter. Toutes les pulsions fortes qui agitaient son cœur se révélaient dans ce corps, infatigablement mis au service d’émotions généreuses».

Alors que Mon Antonia est un récit rétrospectif où le personnage principal part à la conquête de son passé, parce que ses jeunes années ont été les plus belles de sa vie, L’Un des nôtres met en scène un jeune homme nommé Claude Wheeler qui dès son plus jeune âge, se présente comme étant en marge et en fuite. Il souffre d’une trop forte symbiose avec sa mère qui l’empêche de s’affirmer, d’un mal de vivre qui se manifeste par des sentiments qui l’amèneront à quitter sa vie de fermier pour endosser l’uniforme militaire pendant la Première Guerre mondiale. Cette aspiration chez ce jeune homme à un monde qui est autre, Willa Cather le traduit de façon convaincante, et elle ose faire du voyage qui emporte Claude vers la France et la guerre, le chemin qui conduit à la liberté.

Le récit perd cependant un peu de sa crédibilité lorsque Willa Cather, tout en évoquant les atrocités de la guerre de façon très précise, fait de Claude un homme qui ne perd jamais ses idées «donquichottesques» sur la guerre et qui reste comme insensible aux horreurs qui l’ environnent. C’ est d’ailleurs par la bouche d’ un autre soldat que l’armée est remise en cause.

Mon Ántonia et L’Un des nôtres ont tous deux pour cadre le Nebraska et la terre, le territoire, la Nature font partie intégrante du tissu romanesque, au même titre que les personnages. Même si un sentiment d’appartenance à un lieu peut parfois prendre une valeur négative pour Claude Wheeler, les vastes étendues, les champs de blé, de maïs, les couleurs du paysage au fil des saisons, sont toujours décrits avec un sens des images qui laisse entrevoir l’ étendue et la richesse de cette région de façon très perceptible. Les personnages vivent en harmonie avec la Nature, ils l’habitent, s’ en nourrissent et s’ y fondent, comme Jim: «J’étais quelque chose posé au soleil, et qui le recevait, tout comme les citrouilles, et je ne souhaitais rien d’autre. J’étais complètement heureux.» La spécificité de cette région est sans cesse rappelée et semble marquer profondément les personnages.

Les premières pages de Mon Ántonia contiennent d’ ailleurs une superbe description (comme il y en a tant dans les deux romans) des saisons. Le pays connaît «des étés brûlants qui transforment le monde en immensité verte, ondoyant sous un ciel éclatant, pendant lesquels on se sent comme étouffés par la végétation, par la couleur et par la senteur si forte des herbes et des moissons; des hivers furieux avec très peu de neige, où toute la terre est mise à nu et prend la même couleur que la tôle». Willa Cather parvient à rendre cette région du Middle W est aussi attachante et présente à notre esprit que ses personnages. Ils dégagent tous deux une puissance et un charme très particulier.

A. T.

Willa Cather, Mon Ántonia, trad. Robert Ruard, Editions Deuxtemps Tierce, 1993. L’Un des nôtres, trad. Marc Chénetier, Rivages, 1993.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *