Haidas et ses frères russes
Dans la foulée du préfacier des éditions Rencontre,
par Patrick Vallon
Vers le milieu des années 1960, Georges Haldas travaillait pour les Éditions Rencontre, qui ambitionnaient alors de populariser les plus grands chefsd’œuvre de la littérature mondiale; on fit appel à lui pour opérer des choix dans ses domaines de prédilection et rédiger des préfaces.
Après les principaux écrivains espagnols, Haldas se frotta aux Russes et aux Italiens; la faillite de la maison d’édition empêcha de conduire ce projet universa-liste à son terme. Cependant, des ruines du monument, les portiques – c’est-à-dire les préfaces – ont été sauvegardés et vue leur qualité, Vladimir Dimitrijevic, éditeur de Georges Haldas depuis 1974, ne pouvait faire autrement que de les mettre à la disposition du public.
Trois ans après L’Espagne parut l’automne dernier La Russie à travers les écrivains que j’aime, un ensemble de seize préfaces traitant des vingt-cinq prosateurs (célèbres ou méconnus) retenus à l’époque pour la collection
De Pouchkine à Gorki
Georges Haldas embrasse donc tout le siècle d’or de la littérature russe, qui s’inscrit entre la guerre patriotique de 1812 et la Révolution de 1917; mais comment l’étreint-il? Qu’est-ce qui fait que «ces textes sont beaucoup plus que de « simples » introductions à des textes phares de la littérature russe», comme l’affirme Serge Molla dans sa Préfaceaux Préfaces haldasiennes?
Le maître mot, dans l’œuvre de Georges Haldas, c’est la relation, qui toujours, chez lui, fonde et féconde. Or ce qui me stupéfie, ici, en tant que lecteur, c’est l’aisance avec laquelle il m’est offert de pénétrer dans des univers complexes (ceux de Dostoïevski et de Tchekhov, par exemple), grâce à cette merveilleuse faculté de mise en relation propre à Georges Haldas.
D’abord, il y a la relation entre le préfacier et sa matière: solide, fraternelle, organique – mais jamais exhibée, la forfanterie étant étrangère à Haldas. Plus vi-sibles, très instructives sont les relations qu’il établit entre tel auteur et son temps, son ancrage dans la société russe, ses rapports avec ses aînés …
Les parrainages et les filiations lui importent. Ainsi: «Gogol apparaît dans les lettres russes comme le père, à la fois, de ce réalisme qui, passant par Tourgueniev et Gontcharov, aboutit aux œuvres de Tolstoï pour suivre avec un Bounine; et de cette veine fantastique et visionnaire, dont le plus illustre représentant, après Lermontov, aura été Dostoïevski, pour ne rien dire d’un Leskov et d’un Sologoub, d’un Biély, d’un Remizov.»
Onze auteurs reliés en une phrase: qui dit mieux? Et par-dessus tout, la primauté de l’humain, si paroxystique dans la littérature russe, qui nous relie directement aux figures si nobles, si tragiques ou si viles que l’auteur nous engage à (re)découvrir.
Au sortir de cette galerie de tableaux, même un lecteur ignorant tous les romans dont il est question peut presque dire, comme Haldas le fait, qu’il a vu «s’organiser les différences, se situer les talents particuliers et se dégager, dans sa richesse et sa complexité, ce qu’on appelle communément l’âme russe…
On saisit ce que les uns doivent aux autres, ce qui manque à celui-ci et abonde en celui-là.» Merci, Georges Haldas, pour ce «radar supérieur» dont vous disposez vous aussi (l’expression s’appliquait à Lermontov) et qui vous permet de percevoir autant de relations entre les êtres. Chacune de vos préfaces est un Viatique.
P. V.
Georges Haldas, La Russie à travers les écrivains que j’aime, L’Âge d’Homme, 2009, 264p.