Haldas nomade immobile
À propos des aspects de l’intime et du privé chez le chroniqueur,
par Serge Molla
« Privé» et « intérieur » : ces deux adjectifs sont fréquemment source de malentendus à propos des écrits de Georges Haldas. A l’inverse du mouvement général incitant tout un chacun à s’intéresser à la vie privée d’autrui, Haldas invite dans tous ses écrits à une attention forte à la vie intérieure. S’y arrêter revient à fréquenter les grands fonds où l’humain se dit d’essentielle façon: la distraction n’est plus de mise et la lecture quitte alors les sentiers du divertissement pour emprunter ceux d’arête, à mi-chemin entre le ciel et l’abîme. Ainsi les Carnets 2000 de l’Etat de poésie requièrent une fois encore un effort de la part du lecteur. Non pour comprendre les mots qui seraient difficiles, mais pour qu’il abandonne progressivement le lieu du pensé pour rejoindre celui du vécu. Exigeante lecture que celle qui risque de transformer le lecteur lui-même en nomade immobile, c’est-à-dire en quelqu’un qui ne cumule plus les tampons d’ambassade dans son passeport mais qui, « sans franchir le seuil [en vient à] connaître l’univers », et étrangement peut-être même son propre univers, comme l’énonce avec sagesse Lao Tseu cité en exergue.
Le Tournant est l’ultime volume de la Confession d’une graine. Là encore malentendu : certains ont cru lire une autobiographie et ont dépensé beaucoup d’énergie à démasquer les personnages surnommés par Haldas, là où s’expose non pas le regard d’un historien, mais la vision d’un être sensible aux courants de grands fonds. C’est pourquoi, finalement, les dates importent moins que les associations générées par la mémoire. Dès la fin de son engagement auprès d’Albert Skira, Haldas participe aux aventures d’un éditeur surnommé « Tête d’Œuf» qui lui confie la réalisation (ce projet le conduira à la faillite) d’un ouvrage d’art consacré à la vie du Christ par les peintres italiens du Moyen Age. Haldas est loin d’imaginer combien ce travail marquera son existence, tant par la lecture des Evangiles, le choix des toiles que la rédaction des notices, au point d’y discerner aujourd’hui l’annonce de ce qu’il écrira près de cinquante ans plus tard. Et il en va de même de ses travaux dans les années soixante — sans parler d’un court séjour parisien et de sa collaboration avec Claude Goretta — lorsqu’il collabore aux grandes collections que lancent les Editions Rencontre jusqu’à leur faillite, moment qui coïncide avec sa rencontre (à la source d’une indéfectible amitié) avec Vladimir Dimitrijevic. Chez Rencontre, il propose d’éditer les grandes oeuvres de la littérature mondiale, dont il effectuera la sélection. Seul pour une part des grandes oeuvres littéraires italiennes, avec son ami José Herrera Petere pour les espagnoles, et l’aide d’Alexandre Soloviev pour les russes, Haldas imprime donc sa marque, au sens où ce ne sont pas d’abord des questions de style et de langue qui président à ses choix (par ailleurs excellents), mais la compréhension, la vision d’un peuple, d’un temps, d’un être dont sont porteuses lesdites oeuvres. Il n’est d’ailleurs que de relire par exemple les Préfaces qu’il rédigea pour les douze volumes des Sommets de la littérature espagnole, regroupées et rééditées sous le titre L’Espagne au travers des écrivains que j’aime, pour com-prendre l’enjeu de son travail.
Si Le Tournant dévoile les arcanes de l’édition en Suisse romande dans les années cinquante et soixante, Le Nomade immobile atteste le mouvement intérieur qui déjà engendra les choix littéraires et la vision qui conduisit Haldas à retenir telle oeuvre ou tel écrivain. L’Etat de poésie était déjà une réalité, la graine était en terre…
S. M.
Georges Haldas, Le Tournant, 112 pages. Le Nomade immobile. Carnets 2000. 214 pages. L’Espagne à travers les écrivains que j’aime. 223 pages. L’Age d’Homme, 2006.
(Le Passe-Muraille, No 72, Mai 2007)