Frisch et Dürrenmatt, avatars d’une (quasi) amitié…
Sur la correspondance échangée par les deux monstres sacrés de la littérature alémanique du XXe siècle,
par Jean-Bernard Vuillème
L’épaisseur du livre, plus de deux-cents pages, pourrait laisser croire que Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt ont échangé un abondant courrier. En fait, leur correspondance, précédée d’une brillante mise en perspective de Peter Rüedi, couvre à peine plus d’une cinquantaine de pages. Le lecteur dispose encore d’un résumé chronologique comparé de la vie et de l’œuvre de chacun des épistoliers et d’un abondant appareil de notes. Ces riches «appendices» ont le grand mérite de permettre une lecture panoramique de la correspondance de ses deux géants de la littérature suisse. Le lecteur peut situer sans difficulté dans quel contexte s’inscrit chaque missive, qu’il s’agisse de l’œuvre des auteurs, de leur vie privée et publique ou encore de l’actualité culturelle ou politique.
La correspondance de Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt, qui s’étend sur près de quarante années, comporte trente-six documents. Et, parmi les lettres les plus intéressantes, précise Peter Rüedi, certaines n’ont vraisemblablement pas été envoyées. On est donc loin d’un échange intense et régulier, de répliques et dupliques rapides et passionnées. Mais on est loin aussi de simples échanges de politesse convenue: ces lettres témoignent d’une relation faite d’estime et de respect mutuels sur un arrière-fond de plus en plus conflictuel.
Max Frisch ouvre les feux par une lettre datée du 22 janvier 1947. Né en 1911, il a dix ans de plus que Dürrenmatt. A 35 ans, l’écrivain-architecte n’a pas encore atteint la célébrité, mais c’est un auteur déjà reconnu et bien établi. Qu’écrit-il au jeune écrivain de l’Emmental ? Une lettre enthousiaste et amicale, malgré quelques réserves d’usage: «En vous, un vrai créateur se manifeste». Le jeune auteur se confond en remerciements deux jours plus tard. A l’autre pôle, ultime pièce de cette correspondance, datée du 11 mai 1986, Friedrich Dürrenmatt adresse des vœux à Max Frisch pour son 75e anniversaire. «Ce fut jadis un problème pour toi, écrit-il, le fait que je sois de dix ans plus jeune. Cela ne joue plus maintenant aucun rôle. Notre toboggan commun aboutissant dans le néant, et que nous avons encore à descendre, est à peu près de la même longueur pour tous les deux». Il n’empêche, Max Frisch ne répond plus. Silence absolu. Dürrenmatt meurt le 14 décembre 1990 dans sa maison de Neuchâtel et Max Frisch parvient au bas du toboggan quelques mois plus tard, le 4 avril 1991.
Entre ces deux extrêmes chronologiques, la correspondance témoigne d’une sorte de camaraderie sincère doublée d’une «amitié» complexe. L’admiration réciproque ne se dément jamais, mais, célébrité aidant, la relation de Frisch et Dürrenmatt est marquée par une rivalité croissante sans doute exacerbée par ce que Peter Rüedi appelle «l’effet Dioscures», cette façon d’être sans cesse appariés dans l’opinion, «Frisch et Dürrenmatt», alors qu’ils sont essentiellement dissemblables, tant par les œuvres que par la personnalité. Le tutoiement s’installe dès 1951, la confiance s’établit et autorise parfois (un des intérêts majeurs de cette correspondance) une franche discussion critique, toujours précédée de compliments et de gages d’admiration. L’apogée de la relation épistolaire se situe dans les décennies 50 et 60, va jusqu’à l’énoncé de projets communs, mais non sans malentendus, incompréhensions et reproches mutuels. Dès 1969, le dialogue s’alourdit de sourdes rancœurs, de reproches et peut-être même de rancune.
Au total, cette correspondance balise l’histoire d’une quasi amitié qui se dégrade jusqu’au silence de Max Frisch cédant à des réactions irrationnelles et aux regrets d’un Dürrenmatt conscient d’un gâchis auquel il se résigne. Non sans nostalgie: «Tu as été l’un des rares qui, en son temps, m’ait vraiment occupé – le seul à vrai dire, qui m’ait occupé sérieusement». L’amitié est difficile, voire impossible dans l’espace concurrentiel de la gloire littéraire, le jeu cruel des réputations à établir et à défendre. Au moins ces «amis», qui s’appréciaient comme des contraires, ne s’y sont-ils pas dérobés, de malentendus en blessures, de colères en réconciliations, même si tout se termine dans un silence méditatif et solitaire.
J.-B. V.
Max Frisch/Friedrich Dürrenmatt, Correspondance, présentée par Peter Rüedi, traduit de l’allemand par Etienne Barilier, Editions Zoé, Genève 1999. Titre original: Briefwechsel, Diogenes Verlag AG, Zurich 1998.
(Le Passe-Muraille, Nos 43-44, Décembre 1999)