Le Passe Muraille

Folle en Christ

Approche de Simone Weil, philosophe et mystique,

par Gérard Joulié

La religion catholique a deux abîmes : le sadisme di et le mysticisme. Deux abîmes, deux vertiges absolus, deux sommets qui se font vis-à-vis. Sur l’un des deux se tiennent Sade, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire ; sur l’autre, figure noire et or, qui attire et repousse, et dont le feu et la pureté effraient: Simone Weil. Mélange de calotine et d’anarchiste masochiste, selon les uns; sibylle suppliciée par d’incessantes migraines, victime sacrificielle offerte au Jéhovah biblique, corbeau de malheur dont la démarche saccadée et somnambulique, l’accoutrement bizarre et la figure tuée par l’âme, les combats intérieurs et la vie ascétique impliquaient un pacte passé avec la mort, selon les autres ; telle est celle qui disait que la foi lui avait été donnée le jour où le Christ était venu la prendre et la saisir et qui mourut à 34 ans le 12 août 1943 au sanatorium d’Ashford dans le comté du Kent, pour avoir refusé de manger plus que la ration fixée par les tickets d’alimentation de guerre. Quinze mois plus tôt elle avait écrit : « J’ai toujours cru que l’instant de la mort est la norme et le but de la vie. Je pensais que, pour ceux qui vivent comme il convient, c’est l’instant où pour une fraction infinitésimale du temps la vérité pure, nue, certaine, éternelle entre dans l’âme. Je peux dire que jamais je n’ai désiré pour moi un autre bien.»

Un mineur de Saint-Etienne, quand on lui annonça la mort de la philosophe et essayiste, résuma peut-être parfaitement sa vocation en prononçant ces mots simples et vrais : «Elle ne pouvait pas vivre, elle était trop instruite et elle ne mangeait pas. »

C’est pourquoi la vie de Simone Weil, solidaire de sa pensée par une loyauté foncière et par un engagement total, est une expression d’elle-même qui déborde de beaucoup le seul intérêt biographique.

Le drame du XXe siècle la saisit tout entière: Simone est une enfant de 5 ans quand éclate la Première Guerre mondiale. Et cette jeune vie se lie immédiatement à la détresse universelle. Marraine d’un soldat, la petite fille fait la découverte de la misère. Elle refuse de manger un seul morceau de sucre afin de tout envoyer à ceux qui souffrent; elle ne veut pas mettre de bas en hiver, afin d’avoir aussi froid que les malheureux. Caprice d’enfant au sein d’une famille qui la choyait ? Non : trente ans plus tard, l’élève d’Alain mourra d’avoir suivi obstinément cette ligne de vie. L’imitation de la souffrance humaine a été une de ses lois.

La vérité de Simone est qu’elle croira ne jamais trop souffrir, puisque son dessein est de connaître la souffrance par un acte d’union qui est au fond un acte d’amour. Telle est en effet la connaissance que poursuit cette femme dont l’intelligence est comblée des plus riches acquisitions : la participation de sa vie à toutes les vies déchues. «En elle, écrit le Père Perrin qui fut son confident, la découverte de Dieu et l’expérience du malheur sont indissolublement nouées : par cela elle dépassera ses maîtres stoïciens et sera clouée au centre même du christianisme.»

Le sublime de Simone Weil est à l’aise sur cette trajectoire qu’elle suit d’un extrême à l’autre, parce que c’est au plus bas de l’homme qu’elle trouve le plus déchirant appel à ce qui est au plus haut de Dieu. La pensée du Christ entra en elle le jour où, dit-elle, «j’eus soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres ».

Dès lors une vie mystique domine sa vie intellectuelle, même quand elle ne la contrôle pas parfaitement. Simone Weil n’est pas seulement un esprit nourri par la lecture de Platon et de saint Jean de la Croix (d’ailleurs tout ce qui a trait à sa culture ne doit pas être estimé comme une parure mais comme un aliment de son être: «Je ne lis autant que possible, écrit-elle, que ce dont j’ai faim, au moment où j’en ai faim, et alors je ne lis pas, je mange»), elle est essentiellement une mystique, en ce sens que la foi lui a été donnée. Elle n’avait jamais cherché Dieu auparavant, et aucun homme ne Le lui avait prêché. Elle insistait là-dessus. Dans une de ses lettres au Père Perrin, elle écrit: « Vous ne m’avez pas apporté l’inspiration chrétienne, ni le Christ, car quand je vous ai rencontré c’était fait, sans l’entremise d’aucun être humain.»

Est-ce parce que son coeur mutilé et offensé la prédisposait à chercher des consolations dans l’ordre du surnaturel que Simone Weil se montre si continuellement attentive à écarter les croyances combleuses de vides, adoucisseuses d’amertumes ? Elle précisait dans une lettre au Père Perrin : « Quant aux rencontres éventuelles dans une autre vie, vous savez que je ne me représente pas les choses ainsi. » Cette exigence réapparaît dans son Attente de Dieu, où Simone Weil, refusant systématiquement sa part à l’imagination dans le progrès spirituel, achève de débarrasser le mysticisme de toute valeur compensatrice.

L’une de ses idées essentielles s’exprimait en raccourci par la formule de la décréation. Elle entendait par là que le Créateur, étant tout, n’a su que se diminuer en faisant la Création, qui est quelque chose mis à la place de rien. La créature humaine a résulté du consentement du Créateur à ne plus être tout, à se faire esclave et néant. Dieu attend donc que nous lui restituions ce prêt qu’il nous a fait sur son propre infini. C’est ce que Simone exprime quand elle écrit : «Renoncement. Imitation du renoncement de Dieu dans la création. Pour nous apprendre que nous sommes non-être, Dieu s’est fait non-être. Et il nous a appris l’usage de ce non-être, qui est de s’abolir pour rendre au seul être ce qui lui est dû. L’imitation de Jésus-Christ est d’immoler le non-être que nous sommes afin de retourner à Dieu. »

La vie humaine du Christ lui-même n’a de valeur divine, aux yeux de Simone, que dans les deux instants où Dieu s’est sacrifié, celui de la Nativité et celui de la Passion. «Il n’y a que deux instants de nudité et de pureté parfaites dans la vie humaine: la naissance et la mort. » De là, chez Simone Weil, l’attitude d’attente qui est celle des mystiques. Elle écrit : «La pensée doit être vide, ne rien chercher mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer.» Et ceci: «Mon plus grand désir est de perdre non seulement toute volonté, mais tout être propre.»

G. J.

Simone Weil, Œuvres, Gallimard, Collection Quarto, 1255 pages.

(Le Passe-Mutraille, No 49)

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