Dimitri le passeur
Au découvreur assoiffé. Hommage à Vladimir Dimitrijevic (1934-2011)
par Georges Nivat
«Tout comme les médecins, le coucou se trompe. Aucun médecin ne peut prévoir le jour où un homme se fera écraser par un tramway. » Ainsi pense le savant ornithologue qui habite la maison d’angle d’Une rue à Moscou, (Sivtsev Vrajek), dans le roman de Mikhaïl Ossorguine qu’aimait tant Vladimir Dimitrijevic, et qu’il fit connaître et aimer.
Le coucou russe, si on l’écoute bien, vous dira le nombre d’années qu’il vous reste à vivre. « Autant d’appels, autant d’années à vivre encore ! »
Le coucou de Vladimir s’est tu ! Mais celui de l’Age d’Homme s’époumonera longtemps encore. Il chante et chantera encore pour cette caverne d’Ali Baba qu’est la maison de livres fondée, meublée, encombrée, refondée mille fois et tant chérie par le brigand serbe. Car il brigandait de par toute la littérature connue et inconnue, perdue et à redécouvrir. Le désintéressement étant le secret de cette maison d’édition aux quatre mille titres, mais aussi son talon d’Achille : les public relations n’étaient pas son fort !
La langue française devrait entonner un chant de reconnaissance ! Mais que dire de la russe avec Ossorguine, Olecha et Mandelstam., et Vassili Rozanov, dont les Feuilles tombées sont comme une redite marmonnée de tout ce que pensait Vladimir, et L’Apocalypse de notre temps un écho de ses convictions les plus sombres.
Et bien entendu les grandes voix de la résistance russe : Vassili Grossman et son petit évangile de la bonté au pays du goulag, Alexandre Zinoviev et son redoutable sarcasme philosophique.
Et l’immense romancier Polonais Ladislas Reymont (Les Paysans), et le persifleur génial, fétiche de Vladimir : le grand Witkiewicz de L’Adieu à l’automne, de L’Inassouvisssement et du théâtre complet !
Et la littérature tchèque avec l’extraordinaire anthologie de la poésie baroque du XVIII’ine siècle et le drolatique et prémonitoire Capek; et la serbo-croate avec Ivo Andric ou Milos Tsernianski et la légion des « jeunes » qu’il fit découvrir : les Stevanovic, Blagojevic, Scepanovic, ou l’impitoyable Tisma. Enfin par dessus tout : l’immense Dobritsa Tchossitch.
Et la littérature américaine avec Thomas Wolfe et son extraordinaire Ange exilé, ou l’anglaise avec Wyndham Lewis et sa superbe Rançon de l’amour, ou l’italienne avec le génial et anticonformiste Cheval rouge d’Eugenio Corti…
Il cherchait comme un chercheur d’or, mais pour la beauté de la recherche plus que de la trouvaille. Et rien ne le détournait de son flair de pionnier : ni le gigantisme du texte, ni la folie de la traduction, ni, moins encore, l’anti-conformisme de l’écrivain. Il allait droit aux « immenses », à ceux qui avaient longtemps porté une œuvre totale, où recommençait la genèse de l’homme, son combat avec les dieux et les hommes.
C’est pourquoi les plus beaux boucliers accrochés à la citadelle de L’Age d’homme sont Eugenio Corti, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, Dobritsa Tchossitch, Vladimir Volkoff ou Milos Tsernianski : tous ont refait ce parcours homérique.
En langue française ce fut avant tout Volkoff, le déconstructeur de la désinformation, mais plus encore l’auteur du Quatuor des Humeurs de la mer (inspiré par celui d’Alexandrie de Lawrence Durrell), chef-d’oeuvre où se tressent intrigue, relativité du temps, tapisserie médiévale et thriller. D’ailleurs les deux Vladimir, Volkoff et Dimitrijevic, n’en font plus qu’un dans mon souvenir : tous deux arrogants et humbles, jetant leur gant aux idées toutes faites et au monde usé des représentations à la série. Dobritsa Tchossitch est l’autre parangon littéraire de Dimitrijevic, Homère du dernier pays européen où se dessine le monde total d’autrefois, où la campagne fleure encore bon, où la guerre sème la mort, la vraie, comme une semeuse antique, où la ville regorge d’idées et se barricade contre les manants bons à mourir au front, où l’utopie socialiste, poursuivant l’oeuvre du mal et de la mort, établit ses décors postiches et ses goulags camouflés. Les trois générations des Katic, qui essaiment à travers les senteurs de miel et la boue humaine de la guerre sur un territoire qui entre Danube et Monténégro peine à trouver son dessin européen, refont ce que le roman européen, le grand, l’anglais de Galsworthy, le français de Stendhal, Balzac ou Zola, le russe surtout, de Tolstoï ou de Gontcharov, de Dostoïevski ou de Saltykov-Chtchedrine, ont tenté d’embrasser : la lutte de l’individu et de la société, de la société et de la fatalité.
Parmi les grandes entreprises de cet éditeur il y a le théâtre : tout Meyerhold, Appia, Stanislavski, et la monumentale série de Travail théâtral, sans oublier le Shakespeare complet; il y a le cinéma et l’amitié forte avec Freddy Buache.
Et puis, autre passion : la théologie, d’où la magnifique série bleue baptisée Sophia, jadis animée par Constantin Andronikov, qui fit découvrir la pensée religieuse russe de l’émigration, laquelle est aujourd’hui la principale nourriture spirituelle de la Russie: le père Serge Boulgakov et sa théologie de l’économique, Berdiaev et sa pensée de la liberté, et surtout La Colonne et le fondement de la vérité du père Pavel Florensky.
Cinéma, icône, théologie, théâtre : tout le visuel avait sa part dans le spirituel, tel que le comprenait cet homme toujours rageur, inquiet, mais qui, comme Florensky, honnissait ceux qui veulent forcer le Saint-Esprit à se déclarer tout de suite. Il savait, en dépit de ses rages, maîtriser le temps et passer par l’attente et la gestation des grandes choses. Sans quoi aurait-il pu créer un tel catalogue, une telle resserre à trésors ?
Dans une interview que Jil Silberstein a eu le bonheur de faire de lui récemment, on entend cette voix inquiète, toujours repartie pour d’autres versets, d’autres ajouts, d’autres impulsions magnétiques. Il y confie sa soif de lecture, quand, à Belgrade, enfant d’une famille bourgeoise déclassée par le régime, il regardait les vitrines de librairies : elles seront pour jamais son arbre de Noël; et il dit combien alors il a aimé, avec ses amis, l’apport de littérature soviétique des années 1920, Léonid Leonov, Iouri Olecha ou Boris Pilniak. Ainsi l’anticommuniste qu’il était a aussi été un admirateur et un accoucheur pour l’Occident de cette littérature soviétique traitée avec un petit mépris par Trotski dans Littérature et révolution.
Or, parmi les livres de ces années, il y avait des vestiges réemployés du symbolisme russe apocalyptique, : en particulier Andreï Biely et son Petersbourg, poème de la terreur, selon le mot de Nicolas Berdiaev.
Le jour où j’entendis au bout du fil, pour la première fois la voix chaude et haletante de Vladimir, restera à jamais dans ma mémoire. J’étais dans le bureau de Dominique de Roux, aux Cahiers de l’Herne. Dominique ne pouvait prendre la traduction du Pétersbourg de Biély faite par Jacques Catteau et moi. Mais, disait-il, je connais un Serbe établi depuis peu à Lausanne, qui rêve d’ouvrir une échoppe à littérature par ce livre. On lui téléphona séance tenante, je l’entendis hurler qu’il rêvait de prendre ce livre ! Notre aventure naissait. C’était en 1967.
Toute amitié avec lui passait par des hauts et des bas. Son chemin est semé de désaccords brusques et de retrouvailles naturelles. En un sens il était trop grand pour la Suisse, pour la France, pour l’Europe telle qu’elle est devenue dans le domaine culturel et religieux. Il voulait résister. Résister à grande et à petite échelle. Pour son pays, la Serbie, dont il défendait d’abord les prairies de Prerovo, comme son ami Tchossitch.
Et puis résister pour la Suisse de Georges Haldas et pour tous les isolés, les oubliés de la littérature : Albert Caraco le désespéré, dont il a publié toute l’oeuvre, Chestov l’apologiste de la déraison, Gripari le clown tragique, Platonov le poète des gueux du communisme, ou encore Pierre Versins et sa monumentale Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction!
« La conclusion, messieurs, quelle est la conclusion ? Efforçons-nous de tirer des conclusions ! Parfait discours de pharmacien ! »
Ainsi parle un autre des auteurs illustrés par L’Age d’Homme : Ludwig Hohl le fulgurant méconnu en ses paradoxales Notes.
Laisser aux livres leur tranchant, ne se réconcilier que plus tard — la seule conclusion…
G. N.