Dimitri, je me souviens…
Souvenirs d’une jeune libraire,
par Valérie Humbert
Je me souviens de votre regard goguenard perçant vos lunettes de guingois, me demandant un rabais excessif alors que je travaillais encore dans une autre librairie de la place lausannoise et que je refusais tout de go,
Je me souviens de cette manière que vous avez usée dès le départ pour m’emberlificoter : promettre la direction d’une collection (que je ne demandais pas) alors que vous vouliez que je reprenne La Proue (que je ne voulais pas non plus mais que j’ai eue),
Je me souviens de votre enthousiasme pour la nouvelle traduction de l’oeuvre de Shakespeare par Daniel et Geneviève Bournet, dont la lecture-marathon du premier volume par Raoul Teuscher a marqué la fermeture de La Proue,
Je me souviens avoir rechigné ce jour où vous m’avez demandé, guilleret, de quitter fissa notre boutique des escaliers du marché pour un rendez-vous impromptu avec Claude et Geneviève à la place Pépinet. Vous avez fait ouvrir les portes d’un grand local vide en m’invitant à m’y balader. Un seul mot ensuite : « Alors ? », « alors, oui ». L’affaire était conclue. Je me souviens de nos traditionnels samedis matin à la Proue, l’heure des bilans mi-littéraires, mi-commerciaux,
Je me souviens qu’au début, je vous envoyais des missives chargées pour exiger l’exécution d’une ou l’autre clause de nos accords ! J’en ris encore!
Je me souviens que vous ne voyiez aucun inconvénient à trouver sur nos étals la charge à votre encontre publiée par Yves Laplace, Je me souviens que vous n’avez jamais réagi à la lettre incendiaire que je vous avais adressée à la suite d’un événement difficile qui a sans doute marqué le début de notre rupture de confiance,
Je me souviens que lorsque vous vouliez partager une anecdote de l’histoire de la maison, vous enjoignez Claude : « Claude, raconte la fois où… », « Claude, raconte lorsque… », « Claude, raconte » et Claude racontait, Je me souviens ne vous avoir jamais répondu alors que vous m’avez demandé si souvent s’il fallait rééditer Le Voleur de Léonid Léonov (un grand livre par celui qui a 27 ans a déjà tout vu, avez-vous écrit dans l’exemplaire que vous m’avez dédicacé),
Je me souviens n’avoir vu aucune des photographies que vous ne manquiez jamais de prendre en toutes circonstances, mais avoir découvert de nombreux cartons de pellicules non-développées rue de Genève,
Je me souviens de votre attachement à la région de Vallorbe,
Je ne me souvenais pas — mais Domenico me l’a rappelé — que vous aviez jeté le jour de l’ouverture de la librairie une poignée de piécettes au sol (sur notre légendaire moquette verte) issues d’une petite boîte en carton, pour nous attirer la prospérité,
Je me souviens de notre code secret : vous faisiez mine de vous remémorer une scène (en fait de votre totale invention, toujours la même par ailleurs) pour vérifier si un de nos interlocuteurs avait bien lu le livre objet de la discussion. Et si l’autre de répondre « oui oui bien sûr », je bouillais dans mon insolente jeunesse de lui dire, triomphante, son fait. Non, disiez-vous, pas d’humiliation, il suffit de savoir à quoi s’en tenir,
Je me souviens plus particulièrement de Messe pour la Ville d’Arras, de La bouche pleine de terre et de L’école d’impiété,
Je me souviens de votre dépit car je n’ai jamais terminé la lecture de L’Inassouvissement de Witkiewicz,
Je me souviens des piques-niques dans la camionnette, vous déballant votre casse-croûte en murmurant : « La Migros c’est extraordinaire »,
Je me souviens que vous évoquiez avec une certaine affection le fonctionnaire —toujours le même — qui avait entravé vos nombreuses tentatives de naturalisation,
Je me souviens de nos transports vers Francfort dans la camionnette bleue, vous chantant à tue-tête (si, si) avec Dutronc : je retourne toujours ma veste du bon côté,
Je me souviens de votre réponse lapidaire, un « oui » sec à la question d’un éditeur japonais lors d’un petit déjeuner chez Mme Forster — notre logeuse à Francfort—qui vous demandait si vous participiez au Salon du livre. Plus tard, en aparté, un tantinet narquois : « Vous avez vu, il s’attendait à ce que je dise « vous aussi ? », et bien non ! » Je me souviens que parfois vous me disiez « coquine » et que je détestais cela,
Je me souviens de votre injure suprême : tous des gnous !
Je me souviens que lorsque vos ailes de nez frémissaient, cela n’inaugurait rien de bon,
Je me souviens de mon refus catégorique de participer à la fameuse Saint-Dimitri du 8 novembre, j’y voyais ma perdition,
Je me souviens de votre air meurtri lorsque dans une discussion politique j’avais lâché : « Oui mais tout de même le marché de Markale! »,
Je me souviens de la loi des 7 ans à laquelle je n’ai pas échappé : Jil, Jacques, Dominique, Antoine, tous 7 ans à L’Age d’Homme, Je me souviens que tout ce qui était estampillé universitaire vous semblait suspect,
Je me souviens de votre agacement lorsque je suis revenue fascinée de mon voyage sur la côte ouest américaine : « L’Amérique m’a pris mon fils (Marko y vit) et mon père (il est mort peu après un retour de voyage si mes souvenirs sont bons) »
Je me souviens vous avoir brandi sous le nez un livre de Tchossitch dont tout un cahier avait été relié à l’envers et dont une cliente exigeait l’échange et vous, le plus sérieusement du monde : « Où est le problème, elle n’a qu’à retourner le livre pour continuer sa lecture ! »,
Je me souviens qu’à celui qui s’interrogeait sur la place que devait nécessiter votre bibliothèque, vous répondiez arracher les pages intéressantes « il n’y en a pas beaucoup dans les livres »,
Je me souviens d’un soir chez Monique lorsqu’après quelques verres de slivovitch, vous avez voulu nous apprendre le kolo,
Je me souviens de l’antre de Métropole, du joyeux fatras de la rue de Genève (sauf le bureau de la comptable toujours impeccable), des « tables d’office », du café, des spaghettis à midi,
Je me souviens qu’au plus fort de la bataille, que vous aviez ri lorsque j’avais imaginé à haute voix ce que serait votre nécrologie dans la presse romande,
Je me souviens de ma première descente dans l’antre de la rue de Genève — alors que je travaillais dans une autre librairie — plusieurs centaines de francs à la main, en vue de négociation pour débloquer notre compte : les éditions Minuit venaient d’obtenir le Goncourt avec Les Champs d’honneur de Rouaud. Les éditions de Minuit, fidèles parmi les fidèles, ne vous ont jamais lâché alors que tant d’autres sont partis (L’Age d’homme est le diffuseur en Suisse des éditions de Minuit),
Je me souviens de notre dernière conversation avant mon départ où brutalement une salve de reproches inattendus (je trahissais) m’ont été adressés, comme la vitrine consacrée à la littérature arabe en 1993, Je me souviens de vos mots lorsque je vous ai signifié mon congé, après une première tentative que vous aviez repoussée : vous pouvez faire ce que vous voulez, vous y reviendrez car vous êtes faite pour cela, J’y pense souvent Dimitri.
Valérie Humbert
(Libraire à l’enseigne de L’Age d’Homme, de février 1991 à juillet 1998)