Le Passe Muraille

Dans l’esprit du conte

     

À propos des Récits de Tunisie de Rafik Ben Salah,

par Rose-Marie Pagnard

 

Un mot en entraîne un autre et encore mille autres, et comme il fait très chaud et que la lumière autant que l’ombre sont d’aveuglante beauté, le conteur ne se sent pas le coeur à écourter son histoire: vaste est la mer, innombrables les grains de sable, et insatiable la soif de savoir, quoi, qui, comment se passèrent donc les choses, dis-le-nous, invente s’il le faut et reste l’âme tendre et compatissante, et ne te prive pas de dénoncer l’injustice et le crime, conteur ! C’est à peu de nuances près ce que le lecteur de ces Récits de Tunisie murmure en lui-même lorsqu’il tourne les pages et qu’il découvre, tantôt hilare, tantôt affligé, ému ou terrifié, les aventures de ces frères loin-tains, ceux d’aujourd’hui et quelques autres du temps passé rajeunis par l’esprit du conte.

Rafik Ben Salah a déjà publié, chez le même éditeur, deux autres recueils de nouvelles, Le Harem en péril (Prix Lipp 1999) et L’Œil du frère (2001). De sa Tunisie natale, il partit d’abord pour Paris y faire ses études de « bulles-lettres », puis, à l’instar, peut-être, du personnage de Kateb, le héros de la nouvelle intitulée L’indigne goncourté, il prit «le chemin des Alpes, par inadvertance, et se dit qu’à défaut de s’élever par la vertu du calme, il restait les monts et la glace à l’âme». Le voici donc depuis un long temps dans le pays de « Ben Tell », où il enseigne et écrit… car, toujours comme le personnage Kateb, n’est-il pas destiné à devenir un écrivain et ce, « dans la langue de nos ennemis que nous aimons tant»

En vérité il l’est, écrivain, et conteur habile et inspiré; quant à cette langue française que nous partageons, il lui fait prendre des tours et atours si inattendus, si pleins de saveur et de neuves mélodies, que nous en restons saisis d’admiration sur nos chaises, tandis que lui, ou plutôt ses personnages, vaquent à leurs affaires de coeur, à leurs devoirs de chef ou de serviteur, à leurs rêves de justice et à leurs astuces de survie, en dansant d’une babouche légère dans la magie du verbe. Allitérations, invocations de tous les dieux, apostrophes pimentées, coquecigrues, mots rares, tournures à vous faire déclamer en poèmes, la langue de Rafik Ben Salah sait les mesurer et les utiliser, comme autant de couleurs ou de fibres de différentes espèces, créant des tableaux brodés d’un grand raffinement.

Ebbay Ithmène, pauvre mais riche en paroles incendiaires, un Bédouin pris de la nostalgie soudaine de son enfance, de la mer, se rappelle avoir hérité de son père un petit bout de terre inculte près de la plage, une «rapiéçure», qu’il se décide un jour d’aller revoir… Mais c’est dans un monde tout à fait inconnu qu’il arrive ; palaces et terrasses occupent le rivage, gens en « Marsadès » et comportements sacrilèges conduisent par malentendus et humiliantes situations notre héros sur le chemin de la richesse. Son terrain est racheté par des promoteurs, un autre palace est construit, Ithmène se marie à une jeune Bédouine, la vie pourrait devenir meilleure ! Mais Ithmène est un homme analphabète et très attaché aux règles patriarcales, et le modernisme est le diable lui-même: par un enchaînement de quiproquos où les mille chambres d’un palace se liguent contre la jeune épouse et son mari, le malheur du divorce et de l’injustice advient. Dans une autre nouvelle, L’épouseur , un homme qui vient de répudier sa femme, et déjà s’en repent, combine un faux mariage pour la reprendre et, pour cela, se sert honteusement de son subordonné : mais qui croit prendre est pris ! Dans Voici l’homme, ce sont les crimes légitimés par le pouvoir que Rafik Ben Salah dévoile dans un crescendo de détails effrayants, tout comme dans  Légitime défense, où un ancien camarade de maquis du président en place se fait tuer par les sbires de « Sa Hautesse et Précellence », peut-être parce que les pauvres et les rebelles n’ont place nulle part. Quant à L’enlèvement  d’un jeune homme juste devant l’ambassade de Suisse, il évoque les « inexplicables» accidents qui arrivent à propos dans les rangs des politiciens.

La critique, chez Rafik Ben Salah, est d’autant plus frappante pour le lecteur qu’elle s’exprime par les voix de personnages déchirés entre la modernité et les coutumes anciennes, cherchant à comprendre, dans un pays où, à une certaine époque, la police « avait l’oeil capable d’attraper un pois chiche au fond d’une marmite ». Mais il y a aussi, dans cette Tunisie recréée, des « Ripailles de taille » dans l’allégresse des familles retrouvées, et des tragi-comédies sur routes en folie, et de la sensualité, ah ! quelles trouvailles pour suggérer les ardeurs de l’amour ! C’est ainsi qu’en lisant ces histoires on s’enrichit en matières humaines et littéraires.

R.-M.P.

Rafik Ben Salah. Récits de Tunisie, L’Âge d’Homme, 2004.

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