Le Passe Muraille

Dans le vague de la vie des gens

Regarde la vague, de François Emmanuel.

Par Jean Perrenoud

Il est des écrivains plus difficiles à aborder que d’autres. Certains auteurs nous prennent par la main dès les premières pages, dès les premiers pas, et nous accompagnent tout au long du roman. D’autres nous ra- content une histoire, puis une autre et, de digression en digression, nous perdent dans un labyrinthe où parfois le fil d’Ariane manque, mais pas toujours le minotaure.

D’autres encore nous attirent par des signes éparpillés ça et là comme autant d’indices. Ceux-ci sont les plus redoutables, car ils demandent alors un effort de reconstruction, un travail patient où les mille et une pièces du puzzle s’ajustent au gré de nos notes, prises en marge du récit. Le travail d’approche est long, parfois lassant, toujours exigeant et les efforts ne sont pas toujours couronnés d’une complète réussite. C’est un peu comme partir à la recherche de sa propre histoire familiale : les témoins manquent ou parfois mentent, enjolivent, les lacu- nes persistent et les souvenirs s’effacent dans les mémoires. La famille, finalement découverte, n’est de près souvent pas telle qu’on la désire ou l’imagine.

François Emmanuel, avec son nouveau roman Regarde la vague, nous lance ainsi sans prévenir dans une histoire de grand clan français dont les cinq enfants se retrouvent pour le remariage du fils aîné et un conseil de famille. Mais il y a aussi la Maison – témoin muet -, les conjoints, les en- fants, les invités et des absents : un frère, une mère, un père disparu en mer. Et puis, la vie, qui va. Qui poursuit sa course.

Je relis ces jours l’œuvre d’Yves Navarre et suis surpris de trouver dans le roman de François Emmanuel une atmosphère semblable à Ro- mances sans paroles,Le Jardin d’acclimatationou Je vis où je m’attache.Le lierre est d’ailleurs évoqué au tout début deRegarde la vaguepar une magnifique citation d’Henry Bauchau. Comme chez Na- varre, on trouve chez Emmanuel une famille « décomposée », le manque d’écoute et de paroles vraies échangées, des absents omniprésents, des lettres qui ne trouvent pas leurs destinataires. Le trop de bruit de la fête cache mal un trop de silence.

Chez Emmanuel cependant, pas de mention de la différence homosexuelle, mais un autre personnage fascinant : Jivan, enfant adopté après la perte de Pierrot, le second fils. Jivan n’est-il vraiment pour son père que l’enfant indien de la mère ? Et puis, chez François Emmanuel, il y a aussi un foisonnement de thè- mes et une grande poésie dans l’écriture.

Aussi, l’avantage du puzzle est qu’on peut chercher des pièces éparpillées un peu partout dans le tas indistinct devant soi.

Le roman peut bien sûr se lire traditionnellement en suivant les chapitres chronologiques : La veille, Le jour, La nuit, Le lendemain, ou en feuilletant le récit, en cherchant un peu nulle part les traces des acteurs principaux Jivan, Olivier, Marina, Alexia, Grâce, le père et en se laissant emporter par les mots comme par des vagues : p.96, « Et soudain un sentiment avait pris forme, celui d’une tenace impression d’absence, ou plutôt d’absent, l’idée qu’il manquait quelqu’un à la cérémonie, qu’on pouvait porter le verbe haut ou prononce r toutes sor- tes de discours, la noce ne se- rait jamais qu’un semblant de noce, une redite creuse, aux seconds rôles endossant les premiers, rien ne pouvant venir combler l’absence, ni faire lien entre les convives, ni donner sens à ce rassemblement ».

Ou page53:«Bien sûr lui parler d’autre chose et la fixer de ses grands yeux tristes, parce qu’il n’en avait rien à faire de cette lettre de papa dont elle ne s’était ouverte à personne, grand ange de Jivan balbutiant qu’il voulait lui parler d’autre chose, et si désespérément pitoyable qu’elle avait eu envie de le secouer, lui dire je sais, je sais puisque tu me l’as dit tout à l’heure, si tu pouvais savoir comme je suis fatiguée de t’entendre parler d’amour, au lieu de quoi elle avait fait mine de sourire, lui demandant en soupirant : Noah, c’est cela ? »

Ou encore page 193, « Bleu, parfaitement bleu à présent, mais pourquoi se plaindre, ils avaient eu un soleil magnifique jusqu’au vin d’honneur, et la route était tout à fait libre depuis Rouen. (…) mais le ciel se dégageait déjà, bleu très bleu, derrière les nuages ».

Mélancolique, le récit nous apprend beaucoup sur cette famille et aussi, surtout, sur nous et nos propres manques, dans l’écoute attentive et exigeante de nos proches, nos parfois si lointains…

J.P.

François Emmanuel, Regarde la vague, Seuil, 2007.

   

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