Le Passe Muraille

Dans la modestie des existences

 

À propos de Montedidio d’Erri De Luca,

par Claire Julier

 

Son corps émerge de l’enfance, ses muscles se fortifient en faisant tourner à bout de bras un morceau de bois recourbé, un boomerang offert par son père qu’il ne peut lancer parce que «dans le quartier de ruelles de Montedidio, si tu veux cracher par terre, tu ne trouves pas de place entre tes pieds». Il est étranger aux jeux de son âge, familier des heures passées avec des adultes à écouter et tirer la quintessence de ce qu’il entend. Il a la lucidité du défavorisé mis au travail à 13 ans parce que c’est normal qu’il rapporte une paie même maigre. En avance sur ses aînés puisqu’il sait lire, comprendre l’italien et tenir son journal dans cette langue qu’il aime «parce qu’elle est muette et qu’il peut y mettre les choses de la journée, reposées du vacarme du napolitain », l’adolescent porte un regard unique sur chaque geste humble, sur chaque parole entendue, sur chaque visage du microcosme qui l’entoure, dans ce Montedidio de Naples des années cinquante qui pourrait être de partout et de tout temps, de toutes ces villes où les difficultés de trouver son pain quotidien sont telles qu’il n’y a pas de droit à l’enfance telle que les technocrates le conçoivent.

Il est à l’âge où les questions gagnent en force. L’amour qu’il éprouve pour Maria s’écrit avec deux «m» parce qu’il est pur, «un ammour alliance et force de com-bats » ; il partage ses rêves avec le cordonnier Rafaniello, rescapé de la Shoah qui «porte une bosse qui le pousse vers le bas» et qui a déjà la tête dans les étoiles. Le passé murmure des choses qu’il ne voudrait laisser perdre à aucun prix parce qu’elles renseignent sur la nature humaine. Il observe, scrute, écrit pour mieux comprendre ce que signifie grandir, découvrant le monde du travail, de l’incompréhension, de la mort, des sentiments authentiques et de la colère face à l’injustice, une colère qui monte soudain, qui le met en rage et lui fera lancer pour la première fois pour de vrai son boomerang, devenu arme à tuer.

C’est toujours avec ravissement que les phrases simples d’Erri De Luca nous remettent dans le sillon de la réalité. Chaque acte ordinaire, chaque mot a son poids de vérité, de poésie, de beauté. La vie s’écrit sur un visage, la vie d’un homme qui sait ce qu’une minute veut dire, ce qu’un geste signifie. Le travail a un goût de travail parce que le bois raboté s’enfile sous les ongles ; les larmes sont nécessaires aux yeux pour y voir, « sinon ils deviennent comme ceux des poissons qui ne voient rien hors de l’eau et se dessè-chent, aveugles ». La nature est là, sensuelle, exigeante, raconte sa propre histoire.

Une vie d’homme dure autant que celle de Trois Chevaux, pour citer le titre d’un ouvrage précédent. A chaque étape, elle se durcit pour encaisser le coup et l’accepter car « il n’y a pas d’échappatoire, la terre est finie, il n’y a pas d’autre sud vers lequel descendre, il n’y a pas de cale de bateau où bercer un sommeil de salut. » Face aux morts successives de soi-même, il faut savoir écouter le silence derrière le bruit de la pluie, aimer la vie qui est écrite sur un visage, se taire pour découvrir que «les douleurs sont une clé de sol pour qui est musicien de l’intérieur », apprendre à dire une prière peut-être à personne, une prière simplement à la vie. Retrouvant la dimension sacrée de chaque instant, Erri De Luca écrit un livre de grâce.

C.J.

Erri De Luca, Montedidio. Roman traduit de l’italien par Danièle Valin. Editions Gallimard, 207 p.

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