Catherine Colomb ou le merveilleux tragique
En mai 1993, le très regretté Adrien Pasquali (1958-1999) proposait cette magnifique approche des romans de Catherine Colomb, réédités aujourd’hui en un volume chez Zoé.
À intervalle réguliers, certaines entreprises éditoriales nous conduisent à reconnaître, par- delà la manifestation des textes et des livres plus ou moins nombreux signés d’un même nom d’auteur, l’existence d’une œuvre considérable. Pour nous en tenir à la Suisse romande, dans un passé récent, le phénomène s’ est au moins avéré pour les oeuvres de Gustave Roud, d’Amiel et de Charles-Albert Cingria. Que ces éditions dites complètes ne le soient jamais vraiment n’annule pas l’effet produit par la révélation des figures de l’auteur posthume qui, par le relais de témoins humains (curateurs de l’ édition, éditeur), nous rendent manifeste sans toutefois le figer ce qui fut poursuivi dans l’ élaboration de chaque œuvre singulière. C’ est dans ce sens qu’ il faut attribuer quelque autorité aux œuvres complètes, et non pas dans un sens juridico-moral qui immobiliserait les textes à jamais.
Au moment où certaines traductions allemande et italienne des romans de Catherine Colomb sont en cours, il faut rendre hommage aux éditions L’Age d’Homme: parfois à juste titre contestable, leur ténacité nous permet d’accéder à ces trois volumes d’une œuvre unanimement mais discrètement louée. Ainsi, de manière symptomatique, Le Temps des Anges (1962) a-t-il disparu du catalogue exhaustif (?) des éditions NRF-Gallimard, comme si Jean Paulhan avait emporté dans sa tombe son admiration de l’époque.
Louée, mais peu connue: cette œuvre apparaît d’ un accès difficile, quand elle bouscule les habitudes de lecture auxquelles les romanciers américains et anglo-irlandais, voire le «nouveau roman» semblaient avoir fait un sort. Et pourtant, comparable en cela aux textes de Charles- Albert Cingria, cette œuvre a la capa- cité de se laisser aborder par n’importe quel bout: en quelques pages, elle donne une complète mesure (au sens musical) de toute sa richesse thématique, stylistique et formelle, une lecture étendue venant toujours amplifier, sans l’épuiser, la disponibilité émerveillée d’un lecteur bénévole.
Les trois volumes mis ainsi à notre disposition sont le résultat des efforts conjugués de la famille de l’écrivain et de l’intérêt constant du Centre de Re- cherche sur les Lettres romandes de l’Université de Lausanne. Pour le travail d’édition des textes inédits, avec une rare et courageuse modestie, José-Flore Tappy a su intelligemment associer la nécessaire rigueur et le souci de plus large accessibilité de l’œuvre. Outre les trois grands romans que sont Châteaux en enfance (1945), Les Esprits de la Terre (1953), et Le Temps des Anges (1962), et un premier récit Pile ou face (1934) publié sous le pseudonyme de Catherine Tissot ensuite discrètement écarté par Catherine Colomb, cette édition reprend divers textes de circonstance, des fragments parus du vivant de l’auteur (livres en travail, ou textes qui ne trouveront pas place dans un livre ultérieur mais qui en accompagnent l’élaboration, comme c’est surtout le cas pour Le Temps des Anges), des pages manuscrites déjà publiées après la mort de l’auteur, en volume (comme pour La Valise, de 1972) ou en revue (comme dans Ecriture, N°3, 1967). Et, fait nouveau, sous le titre de Royaumes combattants, nous trouvons un ensemble de fragments du manuscrit auquel Catherine Colomb travaillait au moment de sa mort, le 13 novembre 1965.
Si nous tenons l’ essence du narratif pour une transformation, un phénomène d’association par contiguïté dominé par des relations de causalité et/ou des relations spatio-temporelles subordonnées aux relations causales, il n’est pas exagéré de dire que les romans de Catherine Colomb désorientent nos pratiques de lecture, dans la mesure où le narratif glisse sans cesse vers le poétique construit sur des associations par similarité, elles- mêmes emportées dans une ronde de variations contrôlées.
À l’ ordre linéaire du récit est substitué le désordre de l’ accumulation par inclusions successives, de la reprise et de la modification par ramifications des informations romanesques. Certains nœuds thématiques des récits empruntés aux événements d’une vaste chronique familiale permettent la mise en scène de véritables concerts de voix. Naissances et baptêmes, mariages effectifs ou négociés, multitude de décès, d’alliances et d’héritages disputés n’y apparaissent pas comme des lieux communs ponctuant le cours de toute existence et favorisant, par une sorte d’ impératif psychologique, la maturation des êtres. Ils sont bien plutôt redevable à un impératif narratif tendu vers l’inépuisable circulation des informations, des voix et des points de vue, que ceux-ci concordent ou non. Cette accumulation de variations pourrait bien être placée sous le signe de ce «Que de fois… Que de fois…», douloureusement exalté dans les Esprits de la Terre. Ainsi construites par tours et retours, les histoires mises en scène sont sans début ni fin; contrairement à la mosaïque d’un Balzac omniscient, elles sont spiralées plutôt que développées d’ une manière linéaire, elles sont spatialisées par délégations et surprises de parole. Voix narrative et voix des personnages font alors preuve d’ une solidarité et d’ une complicité plus fortes que dans le roman ramuzien (par exemple) dont le caractère démonstratif n’échappe guère au contrôle d’un récitant omniscient.
L’un des facteurs de surprise des romans de Catherine Colomb tient à son goût permanent pour la nomination directe des personnages, sans l’appareil d’ indices annonciateurs mis en place par tel romancier soucieux de ménager les synthèses mémorielles progressives de la lecture. Leviers de l’imaginaire, condensations abruptes de sens et pivots sémantiques, ces noms sont lancés immédiatement dans les conversations narrativisées: James Laroche, Galeswinde, César, Gaston de Budiville, et tant d’ autres sont l’ objet d’ une multitude de répétitions différées et complétées par la ronde des anecdotes auxquelles sont également invitées des figures quasi fabuleuses, la reine Victoria, la reine de Roumanie ou le roi d’Espagne, Ferdinand de Lesseps, mais aussi telle Reine des Pauvres, Arlette-de-nulle- part ou cette Américaine-à-la- denture-d’or, voire Pimprenelle et Polichinelle. Concert de voix et ritournelle des noms affichent un goût du merveilleux plus fondamental qu’il n’y paraîtrait si nous nous contentions du rappel de ces seuls morts qui descendent à la cuisine boire un verre d’eau, de ces anges qui frôlent de leurs ailes la surface du lac, de ce Roi des Rois qui voulut absolument récompenser deux jolies servantes, du petit missionnaire Dogodela qui, tel le Petit Poucet, sème des miettes en pénétrant dans une forêt, ou de ces berceuses dont les couplets abondent dans Le Temps des Anges. (Gustave Roud se plaisait à imaginer Catherine Colomb en «Cendrillon enfant ou adolescent».)
Certes, ces romans peuvent apparaître comme les récits d’une mémoire endeuillée, récits des pertes et dépossessions matérielles et affectives, quand la voix narrative des Esprits de la Terre déclare qu’il semble ne rester «plus beaucoup de morts en perspective». La plu- part des personnages toutefois sont saisis dans une double dimension temporelle, celle de leur histoire passée (dont le récit pourrait devoir remonter jus- qu’au Déluge, comme le suggè- re Le Temps des Anges ), et celle de leur histoire présente, au passé, dans laquelle ils se meuvent en gens pressés, effrayés de n’ être pas à l’ heure, semblables en cela au Lapin Blanc d’Alice qui introduit la fillette dans le terrier souterrain du pays des merveilles. (G. Roud avait de même reconnu la présence de cette figure introductrice dans les récits de Catherine Colomb, sans toutefois tirer de cette mention toutes les conséquences pour un récit qui emprunte beau- coup aux modèles narratifs de la fable et du conte.)
Ainsi comme les rêves, les souvenirs peuvent transiter par la porte de corne ou d’ivoire (Châteaux en enfance), et s’agencer en un récit possiblement réparateur: s’ ils meurent et s’envolent sur leurs ailes d’anges, les enfants ne cessent de proclamer que la «Terre ! Terre !» est encore le «pays des enfants» (Le Temps des Anges). De leur lit- catafalque, les mères murmurent leurs berceuses. Pour qui vivant et rêvant, est à jamais privé de sommeil et de la nécessaire mesure d’ oubli, au sens narratif non pas psychologique; pour qui jamais ne s’est couché de bonne heure ni de bonheur, et trouve un lointain cousin dans le Funès de Borges, le merveilleux tragique de Catherine Colomb s’apparente à la visite de toutes les «ruines circulaires» en forme de spirales: la narration ne serait pas équivalente au travail de la remémoration, de la répétition et de la perlaboration freudiennes, mais à celui de la répétition sans oubli ni deuil à élaborer afin d’ arrêter le temps, de nier les pertes et d’éviter l’angoisse et la douleur dues à tout ce qui étant saisi une fois doit aussi se laisser en quelque point que ce soit: car nous savons bien qu’un point final ne clôt jamais rien, quand le contenu de la forme déplace vers le merveilleux ce que la forme des contenus pouvait suggérer d’ essentiellement tragique.
A.P.
(Le Passe-Muraille, No 6-7, mai 1993)