Bords de Seine
Un texte inédit de Corinne Desarzens
Alors j’ai déplié la vieille carte postale, glissée sous la balance, dans la cabane de pêche, pour équilibrer un des côtés. Je l’ai reconnue, bien sûr, même abîmée. Les danseurs. Je l’ai regardée de tous mes yeux pour la décrire, pour qu’elle existe encore, même déchirée, même perdue. C’est à cet instant que je me suis rendu compte que j’avais eu tort, autrefois, de sauter toutes les descriptions de paysages et de scènes secondaires, qui s’allongent précisément pour livrer l’état d’esprit des personnages au premier plan.
Un jour de juin 1950, un Hongrois se promène sur les berges de la Seine, à Paris, et s’arrête, sous l’arche d’un pont, pour prendre une photographie. Il s’arrête à cette distance respectueuse, qui fait retenir son souffle et se figer les bras des deux côtés du corps, les mains à la position horizontale, de peur d’effaroucher ou d’interrompre une scène fragile, le vol d’un papillon, un enfant qui dort, une coquille brisée par un bec. Il n’est pas le seul. Plusieurs hommes en chemise blanche sont assis, la tête dans la même direction. Le peintre abandonne son chevalet. C’est peut-être dimanche. La brume efface le fond du quai après l’escalier qui relie la berge inondable au niveau des bancs adossés aux murs. Il doit commencer à faire chaud. Les femmes, en robes ceinturées, portent leurs vestes devant elles et s’approchent aussi. Sous une barque, l’eau fabrique des losanges d’argent et d’émeraude scintillants qui palpitent, montent et se multiplient sur la voûte du pont. Ils donnent davantage l’impression de l’eau, et celle de rendre visite à l’un de ces châteaux construits sur une rivière aux tapisseries qui bougent, que l’eau elle-même. Le Hongrois s’arrête pour photographier un homme et une femme qui dansent. Vous les voyez de profil. Ce qu’il y a de plus blanc, c’est le col de sa chemise à lui, et son petit biceps, à elle, coussinet de clarté jusqu’à l’épaule musclée. L’énergie descend le long de sa jambe et creuse une nervure de son genou à sa cheville, de son cou-de-pied jusqu’aux orteils invisibles, dans un escarpin noir. Son avant-bras est moins pâle : une ouvrière, une lingère, l’aveu modeste d’une tenue de travail, la semaine. Elle porte un caraco ajusté avec une fermeture Eclair sur le côté et de petits rivets qui brillent autour des emmanchures et à l’encolure. Sur une épaisseur de jupon, sa jupe immense tournoie, tournoie encore, frôle le mur, derrière, et projette une ombre verticale. Il la tient par sa main gauche. Seules leurs mains seront troubles, sur la photo. Ils dansent, sans musique, en noir et blanc, les orteils recroquevillés, l’âme concentrée dans le biceps, l’oreille fine sous les cheveux relevés. En reculant, il pourrait heurter un garde-fou bas, scellé le long de la berge. Mais non, il ne le heurte pas. Il porte un costume gris. Sa peau est sombre et sa bouche entrouverte. Ses talons ne touchent pas le sol. Il est heureux. Le soleil entre à l’intérieur de la barque amarrée sous le pont. La chaleur ajoute des flammes blanches et l’ombre, sous la barque, est de fer forgé. Les promeneurs retiennent leur souffle, même un chien noir, en haut des marches. Elle se tient la tête inclinée en avant, les yeux baissés. Son bras rap-pelle un pain mangé sur un banc, un dimanche matin. Elle danse. Elle s’abandonne. C’est un jeu qui réclame de la concentration.
Elle est attentive, profondément, attachée seulement à quelque chose qui bouge et qu’elle ne voit pas encore. Maintenant, le Hongrois la prend en photo. L’image devient une carte postale.
Voilà. Ces années sont celles de notre naissance. Le photographe s’appelle Pal Almasy. Il aurait pu porter le nom de celui qui n’est pas devenu notre père : Joszef Csizmazia, dit Darab. Il passe devant cette femme qui ne partage pas sa vie et qui danse avec un autre. Je l’ai envoyée à Frédéric parce que c’est une très belle photo, que lui aussi regarde défiler la vie, à distance, qu’il voit danser les autres, cette femme et cet homme qui n’est pas lui.
Je regarde mon frère pêcher.
Frédéric tend les lèvres en avant. Il tient une canne à la main et surveille l’eau. Il reste longtemps, tourné vers un avant-poste silencieux. Il s’abandonne. C’est un jeu qui réclame de la concentration. Il est attentif, profondément, attaché seulement à quelque chose qui bouge et qu’il ne voit pas encore. Lui, il regarde le chat, cette canaille, ce chat noir qui fait du grabuge.
Le chat se coule dans l’herbe, l’arrière-train plus haut que le reste du corps, bientôt animé du mouvement, plus lent mais s’accélérant, de balancier d’une horloge. Sa queue suit la cadence, mouillée par l’herbe. Il est attentif, profondément, attentif à quelque chose qui bouge et qu’il entend seule-ment. Il dégaine ses griffes, prêt au saccage, impatient de mettre le sang dehors. Il allume en vert ses yeux. Il se lance, déchire, avec fureur, fait valser tout ce qui lui donnait de la joie, le coussin, l’écuelle, l’heure. Il griffe la main qui le caressait.
Pêcher consiste à leurrer, à faire croire au poisson qu’il va se régaler. A rester longtemps immobile près d’un petit morceau de métal trompeur, immergé. La danseuse est une proie. Elle a un partenaire mais elle appartient à tous ceux qui la regardent. Elle n’est pas mariée. Elle n’a pas encore écarté les autres possibilités. La séduction l’engloutit. L’abandon la rend belle. Va-t-elle se régaler ? Le chat, lui, ne ferme pas les yeux. Il fonce. Plus fort que le pêcheur et la danseuse, il se moque des heures lentes et des promeneurs qui retiennent leur souffle. Il bondit. Ce que Frédéric admire par-dessus tout, chez ce chat, c’est sa capacité de fondre directement sur ce qu’il veut.
C. D.
Photographies. Paul Almasy