Le Passe Muraille

Bientôt on change de vie

 

À propos d’Insoupçonnable de Tanguy Viel,

par Hélène Mauler

« Ce qu’on appelle folie quelquefois, c’est cette confusion-là, de quelques mots électriques qui s’emballent à l’intérieur de soi. » (Tanguy Viel)

C’est un petit livre tendu et fluide comme la trajectoire d’une balle de golf, comme le capot d’une Jaguar, où pas un mot, pas un silence, pas un sourire, pas une ombre ne se perd.

C’est une histoire à quatre personnages qui fonctionne comme un étrange huis clos ouvert à tous les vents, chahuté par les rêves d’amour et les rêves d’argent, fatalement amené à se dissoudre ou à exploser, c’est selon, et nous n’en dirons pas plus.

Tout commence par le récit d’un mariage au bord de la mer, le mariage d’Henri Delamare et de Lise — nappes blanches, champagne, invités compassés et propos anodins sous un soleil resplendissant. Et puis cette phrase : « Ç’avait pourtant été une belle fête, ce mariage » — un petit mot de rien du tout, «pourtant », et voici le lecteur embarqué dans le doute, le soupçon, cet état de tension curieuse et voyeuse qui à la fois anticipe et redoute avec délice le retournement de situation, le basculement dans le noir.

En apparence pourtant, beau fixe et calme plat : Henri, commissaire-priseur établi (le golf et la Jaguar, c’est son monde à lui, et aussi les panamas promenés sur des gazons choyés), vient d’épouser Lise, une jeune paumée pour qui l’occasion est trop belle de se faire la belle. Mari classé d’office au rang des fantoches, mari quand même, il l’aime. Mais Henri a un (vrai) frère, Edouard, qui rode autour de son histoire avec des allures d’obscur prédateur. Et Lise a un (faux) frère, Sam, avec qui elle rêve d’une autre vie et d’un amour à eux. Gueules d’anges et amants diaboliques, ils vont manigancer un kidnapping pour s’envoler ensemble vers d’autres horizons avec la rançon, sans précisément de mauvaises intentions, juste pour changer de vie, juste pour que « tout à coup il se passe quelque chose, vrai-ment ». Un projet simple comme au cinéma, presque évident, et qui pourtant dérapera irrémédiablement dans la lumière surexposée et le ressac d’une plage en plein été.

C’est «le risque à prendre avec tout dans la vie. Que tout rate mais qu’on le fasse quand même », dira Lise. Comme si l’enchaînement des événements avait sa force propre, une force incontrôlable et fracassante qui parfois vous emporte mais parfois aussi vous laisse pantelant, avec devant soi la mer, bleue, et une valise de papillons format billets de banque, blancs, qui s’éparpillent aux quatre vents. Comme si la puissance du rêve, des images de rêve, pouvait bousculer la médiocrité plate du quotidien et, enfin, faire déborder la vie, quitte à tout noyer sans remède plutôt que de laisser la rouille s’installer.

Il y a là, sous la plume précise et inventive de Tanguy Viel, trempée à l’encre mari-ne, une interprétation poé-tique du roman noir où souffle un air frais et vivifiant, enfin, quel bonheur!

H. M.

Tanguy Viel. Insoupçonnable. Les Editions de Minuit, 2006, 138 pages.

(Le Passe-Muraille, No 69, Août 2006)

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