Le Passe Muraille

Baby blues à Los Angeles

Sur L’implacable brutalité du réveil de Pascale Kramer,

par Janine Massard

Lorsqu’elle était enceinte, Alissa avait entendu parler du bonheur de la maternité, elle avait rêvé sa vie de jeune maman en journées oisives passées avec sa mère et le bébé «au frais des orangers du patio, dans le prolongement de l’insouciante amnésie du monde qu’avait été sa jeunesse». Et ce rêve aurait pu être possible si sa mère n’avait pas, au moment de l’accouchement de sa fille, décidé de quitter son mari, de prendre un amant et de voyager un peu, ce qu’Alissa ressent comme une trahison. Alors la brutalité du réveil sera d’autant plus implacable après la naissance de la petite Una: elle éprouve, en plus de l’intrusion d’un nouvel être qui requiert toute l’attention de sa génitrice et le constat de la rupture que cela implique dans maints domaines, la grande solitude de la primipare moderne dans une société où les structures familiales ont éclaté.

Si Alissa et Richard formaient le couple le plus sexy du campus, la naissance de la petite Una va plonger la mère dans la dépression post-partum ou plutôt le baby blues puisque l’histoire se déroule en Californie, à Los Angeles.

Alissa fait des crises de boulimie, est gênée par le désir de Richard, l’évite ou se donne sans plaisir, elle n’est plus la femme d’avant, elle en veut à sa mère d’avoir quitté son père et de lui faire remarquer qu’elle a du mal à perdre ses kilos, et ces mots qui tuent enfoncent encore plus Alissa déjà pétrie du sentiment d’être larguée dans le monde avec cette petite Una, totalement dépendante d’elle, elle qui ne comprend pas ses pleurs, ses poussées de fièvre, est effrayée de constater que la venue au monde d’un nouvel être est irréversible, doute d’elle et redoute de ne pas être à même d’en assumer la responsabilité surtout que Richard, son mari, a l’air de ne rien changer à sa vie d’avant, fait la fête, rentre tard dans la nuit, les yeux rougis par le shit, sa peau suintant la bière. Tout ce qui se passe en dehors d’elle la déstabilise, elle ne se sent rassurée que si sa mère et Richard sont présents.

Ce naufrage conjugal au moment de la maternité est raconté avec beaucoup de force et de précision dans ce roman. Pascale Kramer scrute d’un regard aigu et met en mots cette modification de la personne en des phrases denses, précises, écrites à fleur de peau, qui s’arrêtent souvent au bord de la transgression et dont il émane parfois une odeur de meurtre. Et puis il y a la présence de la chaleur moite et confortablement enveloppante de la ville, avec ses piscines tièdes, sa nuit jamais complète, son smog qui l’emballe de couleurs nouvelles, très esthétiques. Dans le fond, tout pourrait appartenir au rêve, si ce n’est la réalité d’Alissa, désorientée par celle qu’elle affronte, indifférente en surface et incapable de monter les sentiments qui au find d’elle a’gitent et la dépassent.

J. M.

Pascale Kramer, L’implacable brutalité du réveil. Mercure de France, 2009.

(Archives du Passe-Muraille, No 77, avril 2009)

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