Au jour le journal et à jamais…
À propos de L’éternité montre en main, de Patrick Tudoret
Le dernier opus de l’écrivain Patrick Tudoret est un journal des années 2000 à 2015 – qu’il met sous le signe de Jules Renard avec, en exergue, « Il a pour lui l’éternité, montre en main… » (Journal, 2 avril 1892). Et nous voilà embarqué pour un voyage à Cythère ou à Ithaque (comme l’a si superbement chanté le chanteur catalan LLuis LLach), c’est que, sans doute, se plonger dans un journal du type Tudoresque, ça n’est pas rien, cela suppose un élan plus qu’un effort mais, disons-le net, le livre édité aux belles lettres est si engageant dans sa beauté formelle, si élégamment conçu ou maquetté – comment faut-il dire ? -, qu’on est forcément un lecteur heureux et attentif à s’aventurer dans les 314 pages du livre « même s’il n’y a plus désormais que 10% de français pour lire 12 livres ou plus par an … Et encore, il faut voir quels livres. » Et voilà que le journal nous donne des clés pour saisir le flux d’une œuvre en train de se faire comme Marguerite Yourcenar nous les tendait avec son dernier livre : Quoi ? L’éternité.
Rien de nouveau donc sous le soleil pour qui a commis des premiers travaux d’approche de l’écrivain Patrick Tudoret et s’est amusé à les approfondir car après son petit traité de la bénévolence, son petit livre de l’amitié ou sa petite rhétorique itinérante, En marchant… on se sent tout à fait apte à suivre notre chemineau des grands chemins littéraires dans la voie non du souvenir, ce qui teinterait trop fortement de nostalgie l’ouvrage mais, dans celle des rencontres partagées qui, tout au long de sa vie d’écrivain auront été le pain et le sel de ses journées et de ses rêves, ses nourritures terrestres et spirituelles qui l’auront guidé, façonné et révélé à sa mission d’écrivain. « Écrire : une revue de détail de ses incertitudes, de ses chaos intimes, pour tenter de leur donner un semblant d’ordonnance. » Et c’est en convoquant ses grands frères en littérature, – « ceux qui auraient tracé une voie, défriché des terres magnifiquement fertiles et laissé un sillon pour nos âmes » –(Marcel Moreau et Jean-Claude Pirotte) et en cinématographie (Alain Jessua) qu’il ouvre le ban d’une mémoire qu’il se reconnaît volontiers hypermnésique. Dans la joie – si l’on veut bien considérer que le lecteur aventureux puisse y souscrire – nous accostons donc à ce « merveilleux nulle part» ( de Denis Grozdanovitch) pour atteindre aux « instants de furtive éternité » (de Charles-Albert Cingria.) Je m’abstiendrai de citer les innombrables noms, connus et moins connus, humbles et moins humbles, qui jalonnent le grand canal de la vie de l’auteur tels des amers à Venise – à laquelle l’auteur rend maintes fois hommage -, afin de ne froisser personne, des vivants et des morts. Toute une galerie donc, à profusion, une pléiade, un kaléidoscope de figures littéraires en premier plan, artistiques par ailleurs, amicales pour toujours. Il serait vain d’en dresser la liste exhaustive. Il suffit de se laisser aller au fil des pages et des surprises.
Lire un journal est une grande affaire, cela suppose un consentement préalable du lecteur qui, en toute innocence, sait qu’il va entrer par effraction dans la vie de l’auteur. Effraction consentie par l’écrivain. Certes. Mais, tout de même, n’y aurait-il pas là, chez lui, un fond de voyeurisme, une petite envie d’en apprendre – Ô un tout petit quelque chose suffisant pour lui construire un semblant de connaissance de l’auteur en cause dont il aura pu lire certains de ses livres – je coche la case – à se monter du col, à l’occasion, en prétendant le connaître, du coup, un peu mieux. Mais que nenni ! Si je me fie à ma lecture, au fait que je n’ai pu lâcher le journal en question qu’à la dernière ligne de la dernière page, j’avouerai que mon sentiment est resté en suspens… en attente de la suite !
Mais passons à l’affaire, elle-même, celle qui met en cause l’écrivain Patrick Tudoret, qui le soumet, sinon à la question, torture médiévale disparue dans notre beau pays de France, plutôt à ce questionnement latent qui sourd dès lors qu’on prend en main son journal – bien beau livre, je l’ai dit – du pourquoi et du comment d’un journal d’écrivain, écrit aux heures canoniales, s’entend, en des temps d’aujourd’hui où l’écrit semble raboté à l’extrême par tous les moyens de communication que je ne citerai pas par crainte d’apparaître ce que je ne suis pas. Et la chair et le sang du journal, sont semblables à ceux de ses illustres prédécesseurs, Goncourt, Gide, Pavese, Léautaud, Guéhenno, Pessoa, Malraux… (quels qu’aient été les titres qui nous les firent connaître, journal littéraire, journal des années noires, anti-mémoires, travailler fatigue, livre de l’intranquillité…) et Renard, bien sûr, « Il faut avoir le courage de ses faiblesses » et disant cela, le grand Jules, tout fier de sa légion d’honneur, eût très bien pu lâcher ce même mot pour ce qui concernait la tenue et la teneur du sien journal. Et c’est bien à cela que je m’attacherai pour, très modestement et très archaïquement, en dire du bon et du bien même si, au détour d’un mot, d’une phrase, d’un paragraphe j’ai mesuré ce qui me sépare de Patrick Tudoret, autant dire, donc, ce qui en fait mon semblable.
Exercice rhétorique ou exercice de vérité où se situe dans la durée pour un écrivain, sa capacité à tenir la barre, à ne pas dévier du cap qu’il s’est donné soit, pour citer Marcel Moreau, « se dépasser pour s’atteindre » et reprendre le jeu de mots de l’auteur lui-même, stigmatisant… « les faux rebelles qui inondent le marché, les guerriers de salon qui se marient si bien à la couleur du papier peint, les bichons frisottés de la subversion minuscule… » pour, en un trait d’humour, rendre à César ce qui appartient à César : De la littérature comme Moreaumachie.
Oui, j’aime assez ces coups de gueule dont le journal est ponctué, cette sorte de conscience froide de l’instant qui se réchauffe vite, emballe le cœur dans l’amitié constante, la fidélité aux amis,-« l’amitié est un art subtil qui ne supporte pas l’à peu près »- dans l’amour tendre porté à son cercle restreint, sa compagne et ses deux filles, où chacun semble s’être choisi plus que d’un commun accord ce qui eût supposé une tractation des cœurs, mieux dit encore l’affinité élective qui ressortit au seul son d’une voix, au regard échangé, à cette infinie sensation d’être bien avec l’autre sans qu’il soit besoin d’en attester par la parole. Souvent l’auteur nous introduit dans ses petits bonheurs du quotidien, dans cette fugacité et cette fragilité qui ressortent de toute existence mais qui en font le bien fondé, la haute travée vers laquelle les yeux se perdent, le socle sur lequel la terre se raffermit après s’être entrouverte. Disant cela, je sais complaire à l’auteur dont j’ai deviné qu’il aime aller sur les sentiers hors-battus, dans les espaces ouverts, en plein air, qui ceignent son presbytère béni à Marcilly, à la façon d’un Michel Tournier tapi dans le sien, à Choisel, ces refuges essentiels que constitueront longtemps, espérons-le, ce qu’on a appelé, par effet de mode ou pour les besoins d’une émission, maison d’écrivain et qui, finalement, me laissent un brin admiratif, un brin envieux. Juste un brin. Mais dans ce bric à brac qui me vient à l’esprit, par une sorte d’attitude candide dont je ne saurai jamais me défaire, il me faut dire que le journal de Patrick Tudoret est porteur de tout ce que sa vie d’écrivain nous a déjà délivré. Et c’est sans doute ce plus là, cette longue apostille portée à son œuvre de romancier et d’essayiste, de journaliste, de dramaturge aussi, par ces quelques 340 pages ouvertes à tous les vents, urbi et orbi, qu’on s’y accorde pour y sentir et recevoir son vent paraclet, sa réflexion sur le monde et les hommes.
Que de rencontres ! Par centaines elles émergent dans le journal, au gré des événements, insolites, fortuits (Ah ! VGE en son château), d’autres souhaités, d’autres encore improbables… De ces liens anciens ou récents que l’auteur partage avec le lecteur naît une proximité inattendue comme s’il l’invitait à sa table, à converser et évidemment boire et manger pour mieux disserter sur le sacré et « le verbe qui, comme chacun sait était au commencement… ». Cette familiarité d’un texte marqué par l’élégance de la phrase, la retenue souriante, l’ironie décapante ou la férocité trempée, si nécessaires, nous conduit aux quatre coins du monde bien que le promeneur Tudoret s’il est aussi un grand voyageur est avant tout un contemplatif, nous donnant à lire des descriptions photographiques et sensibles : « L’été est entré par effraction par le portillon du jardin. Il était temps. Un soleil pâle affleure au ras du coteau et lisse, au loin, sa crinière verte. Quelques nuages filandreux, un air un peu vif encore. Dans cette Thébaïde au milieu des champs, entre ses vieux murs mangés de mousse et le noble poirier dont les branches s’agitent mollement sous le vent, la rumeur du monde parvient comme assourdie. »
Livre de l’avidité du lire, du besoin du dire, de restituer, livre d’un « possédé des mots », livre d’un écrivain « membre de ce parti d’opposition qu’on appelle la vie. » Livre aussi de la grâce, du mystère et de la dilection que l’écrivain porte en lui, au-devant et au-dedans de lui, en cheminement constant et, sans doute, le journal met-il à l’épreuve cet écrivain-là en ce qu’il passe aux aveux de lui-même. Livre contestataire, aussi, dans la controverse comme on l’aurait dit d’un autre temps à Valladolid, de ce que le monde est aujourd’hui dans la déclinaison de ses aberrations et de ses certitudes, de ses errements et de ses fautes, comme si l’histoire ne nous avait rien appris. Livre de dénonciation têtue: « la télévision est accélérateur de particules de la connerie universelle ». Livre des amis en allés, toujours trop tôt, pour dire ce bonjour tristesse que le matin suivant égrènera en dépit de nous. Livre hommage aux poètes ( Robert Desnos entre autre p.274). « Que sont mes amis devenus/ Que j’avais de si près tenus/ Et tant aimés/ Ils ont été trop clairsemés/ je crois le vent les a ôtés/ L’amour est morte/Ce sont amis que vent emporte/ Et il ventait devant ma porte/ Les emporta. »(Pauvre Rutebeuf)
À la dimension intimiste du dire, au pouls restant à battre, à la déclaration énamourée adressée comme une bouteille à la mer jetée pour qu’elle s’échoue sous nos yeux de lecteur, à bon escient, pour faire en sorte que nos solitudes se réchauffent entre elles, j’ai noté des saillies flamboyantes dans le cousinage revendiqué d’un Chamfort, des mises à l’écart aussi ( Artaud, Koltès, Garcia Marquez…) qui peuvent étonner, des condamnations sans appel que je tairai et que vous lirez, le tout à découvrir au fil des pages qui dessinent des portraits-caractères à la manière classique d’un La Bruyère contemporain, en deux ou trois phrases jetées sur la page blanche, traits acérés et vifs pour tout un répertoire d’artistes de tous arts et métiers ( peintres, poètes, romanciers, essayistes, cinéaste, comédiens, éditeurs…) – mais aussi pour la figure d’Armel, le père ( la générosité même), de la mère aimante et vampirisante à la fois, de Lucky l’épagneul breton de l’enfance, son presque frère-, croisant ainsi la trajectoire artistique de l’auteur, sa vie et son œuvre, ses attentes à l’aspiration constante au mystère pour mieux nommer les choses et défaire le malheur du monde, d’inspiration camusienne, de sorte que : « Ecrire un livre, c’est une certaine manière, se débarrasser de lui, faire place nette, d’une gestation à la longue oppressante pour revenir à cette liberté de l’esprit vacant. » (Julien Gracq).
Un journal donc, frappé au sceau du désenchantement et de l’espérance, ces deux pôles contradictoires desquels l’honnête homme tire la substantifique moelle des raisons d’être un homme. La culture de Patrick Tudoret est étonnante, riche, vaste, classique et contemporaine à la fois, elle ressortit au choix supérieur de s’extirper « des replis sombres de la banalité où se cache le pire. » Quand… « c’est l’insulte qui pointe le bout de son nez, voire la haine. La nuance a du mal à trouver sa place. Sans liberté de la langue et de l’écrivain, mais aussi sans les nuances dont ils sont les garants, aucune liberté possible. » Un journal en rappel des commandements de Dieu, du fait religieux… interrogeant la tradition du Bouddhisme : « Aucune chose de ce monde – à commencer par l’homme – n’a d’existence en propre, rien ne peut se réclamer d’une quelconque durée ou permanence, toute chose se constituant à l’aune d’un grand tout dont elle n’est qu’une infime partie ». Toute chose, il est vrai dont je me sens éloigné mais qui ne m’en interroge pas moins sur notre présence au monde dans cet impératif absolu du vivre.
Je ne saurais terminer ce jeté d’impressions sur L’éternité, montre en main dans l’évidence que fait lever le journal de Patrick Tudoret, pétillant d’intelligence, celle d’une citoyenneté établie hors des seules frontières, celles de l’hexagone pour ne pas les nommer, une citoyenneté qui respire au large, évocatrice de la responsabilité de l’écrivain et partant des hommes, de tous les hommes. On ne saurait éluder la lucidité nécessaire, l’apanage de ceux qui voit bien par et dans le monde et Patrick Tudoret,opéré de la cataracte, le voit et le perçoit désormais mieux que quiconque. De cela je lui donne créance amicale et taquine, assuré que je suis qu’il y a à chaque page de son journal les graines à germer de la fraternité vivante, les fleurs à éclore encore pour la bénévolence dont il est si fermement partisan, les jardins cachés à découvrir pour la joie, l’espérance et le partage. Je ne peux manquer de clore sur l’évocation de la catastrophe de 2015, celle des attentats terroristes qui ont jalonné toute l’année de janvier à décembre, de Charly hebdo au Bataclan : « Retour à Paris… dans un pays en guerre. Cabu est parmi les morts…. J’ai fait sa connaissance il y a quelques mois sur le plateau de Tambour battant. Timide autant qu’aigu dans le trait, mais le type le plus doux de la terre avec sa tignasse brune de grande Duduche que le temps avait épargné. Douze morts dont Wolinski, Charb, Tignous, Honoré. Comment éliminer des pacifistes dans l’âme qui n’ont pour arme offensive qu’un simple crayon ? Lâchement, en se masquant évidemment le visage et en usant d’armes de guerre… plusieurs fonctionnaires de police affectés à leur protection depuis l’affaire des caricatures, tués, eux aussi. Écoeurement durable. Pas d’autre mot. »
De tout cela il me fallait le remercier au-delà du seul fait de l’avoir rencontré et dans ses livres et dans la vie. Je ne sais si les mots de Patrick Tudoret, en son journal, attendriront les étoiles, comme l’eût souhaité Flaubert, ce qui est sûr c’est qu’un cœur endurci s’y laisserait saisir et embarquer.
Patrick Tudoret. L’éternité, montre en main. Les Belles Lettres, 2025, 314p.
F. V.