Un passé qui ne veut pas passer
À propos d’Un docteur irréprochable, roman de Damon Galgut,
par Hélène Mauler
« Le passé vient à peine d’arriver. Ce n’est pas encore du passé. » (Damon Galgut)
Afrique du Sud, Cap de Bonne-Espérance: un nom de pays sans imagination aucune, comme une simple indication cartographique née sous la plume d’un navigateur en mal d’inspiration ; et quelques syllabes douces comme une promesse, une attente, pour désigner ce promontoire acéré, dressé sur la mer, battu par les vents, avec dans son dos le martèlement hypnotique, si souvent blessé mais toujours renaissant, de la vie africaine. Les rebords fracassés de la terre d’Afrique, l’air qui bat la chamade comme un gigantesque tam-tam, l’eau tourbillonnante, rageusement brassée entre Océan Indien et Océan Atlantique, et ce soleil de feu qui noie le paysage dans une lumière de projecteur déréglé, tout cela ne semble là que pour faire surgir un grand branlebas de combat de tous les sens, de toutes les perceptions, avec au bout une drôle de certitude : c’est en ce lieu précis, entre écume et poussière, que soulève le vent, qu’irise le soleil, que pousse l’énergie de tout un continent, oui, c’est là qu’il faudrait avoir découvert Brink, et Gordimer, et Coetzee, au temps où la nation arc-en-ciel s’écrivait encore, dans la douleur, en noir et blanc. Là aussi qu’il faudrait lire aujourd’hui, sans doute, la jeune génération des écrivains sud-africains, et parmi eux Damon Galgut.
Car il y a dans cette violence des éléments comme la préfiguration d’une autre violence, pernicieuse celle-ci, la violence d’un arrière-pays sud-africain où les paysages se noient dans une lumière crépusculaire saturée d’inquiétudes, où les changements urbains peinent à pénétrer et où subsistent en latence « une force […issue] d’une conjuration de ruine et de sauvagerie sans appartenir complète-ment à aucune, une forme, un contour, une menace. Quelque chose qui [veut] du mal. » Cet univers doté d’un poids de réalité particulier, où le présent pèse lourdement et où l’avenir n’a pas même de contours, est celui où se situe l’action de ce roman : une ex-capitale de homeland et son hôpital fantôme dans une période de transition, un temps étrange, des lieux étranges, où la vie ne parvient pas à s’installer mais où l’apartheid, s’il est souvenir, est sou-venir vivace, contamination sourde de toutes les relations humaines et même du langage — un univers où «innovation» et « changement » sont des mots, rien que des mots, on le sait d’office, comme on connaît la couleur de peau des protagonistes sans qu’elle soit jamais dite. Car ces sentiments de culpabilité et d’inutilité qui animent Frank et Laurence, et grèvent leur amitié, ne peuvent être que de Blancs.
De ces deux médecins contraints de cohabiter dans un vide sidéral, qui est le « docteur irréprochable », le «good doctor », pour citer le titre original de l’ouvrage que les traducteurs italien ou allemand ont osé restituer littéralement (« Il buon dottore », « der gute Doktor »), mais que la traductrice française a jugé bon de camoufler un peu ? Est-ce Frank, sombre, irascible, solitaire désabusé confronté au fiasco de sa vie, mais que porte pourtant une espèce de curiosité rétrospective ? Est-ce le jeune Laurence, idéaliste frais émoulu de l’école de médecine, convaincu que « ce que les gens ont fait, ils peuvent le changer », tout vibrant d’enthousiasme naïf et de bonne conscience? Damon Galgut incarne dans ces personnages deux générations d’hommes avec, de l’une à l’autre, un gouffre : celui de l’expérience. Car si Frank a vécu l’apartheid et a même été contraint d’y contribuer lors de son service militaire, pour Laurence il est une réalité déjà engloutie, à laquelle ne le relie aucun souvenir concret. D’où une amitié marquée du sceau de l’impuissance — impuissance à faire, à dire, à changer les choses, à donner vie aux espérances quand sévissent les trafics en tous genres, les vendettas sauvages, la terreur des milices clandestines et la présence rémanente d’un dictateur fantoche.
Il y a là une écriture âpre, tranchante, très éloignée de l’optimisme officiel et fortement ancrée dans la parabole, comme pour mieux s’affranchir des contraintes tatillonnes du réalisme. Une écriture lucide jusqu’au cynisme parfois, et l’on ne s’étonne guère que Damon Galgut cite volontiers, parmi ses auteurs de référence, l’écrivain allemand W. G. Sebald…
H. M.