Le Passe Muraille

Dérives de la mélancolie

   

À propos des nouvelles de Judith Hermann

Les nouvelles de  Judith Hermann, dont on a découvert le très singulier talent dans Maison d’été, plus tard (Albin Michel, 2002), rendent admirablement le sentiment de déréliction d’une génération qu’on pourrait dire orpheline, dans un décor à la fois déglingué et sans frontières qui, de Berlin à tel motel américain d’au bout de nulle part, ou de Paris à Karlovy Vary, multiplie les points de vue et les coups de sonde dans le smog existentiel et affectif des temps qui courent. Les personnages de Judith Hermann se cherchent et se perdent plus souvent qu’ils ne se trouvent, et lorsqu’ils vivent ensemble c’est le plus souvent faute de mieux, comme il en va du drôle de couple de la septième et dernière nouvelle de ce recueil, la plus déjantée et peut-être la plus belle aussi, dont le titre, L’Amour pour Ari Oskarrson, n’est pas le moindre paradoxe.

La narratrice est sur le point de laisser tomber la musique lorsqu’elle et son ami Owen, un traîne-patins vaguement chanteur et guitariste avec lequel elle vient d’enregistrer un troisième CD « débile », sont invités à participer au Festival Aurore boréale à Tromsø, en Norvège. «Nous n’avions pas de vie commune, nous n’étions pas amoureux l’un de l’autre, nous aurions pu à tout moment nous séparer sans aucun sentiment de perte », relève-t-elle après avoir posé ce premier constat plus précis encore dans son imprécision: « Ça nous amusait, Owen et moi, de travailler ensemble à des choses inutiles. » Ajoutons à cela que, lorsque le couple débarque à Tromsø, ville nordique « exceptionnellement sinistre», le festival en question a déjà été annulé faute d’autres participants. A la suite de diverses péripéties, qui voient ces deux naufragés s’accrocher à des semblables, la narratrice remarquera : « C’était triste que pour la première fois de ma vie l’absence d’amour, et même l’absence de la possibilité d’un amour, m’apparaisse comme un réconfort et un soulagement.»

Or c’est, précisément, dans cette zone hypersensible d’un no loves land, si l’on ose dire, que Judith Hermann excelle à détailler la « sensation vraie » chère à Peter Handke (dont l’ombre du Poids du monde est également très présente en ces pages) et les multiples manifestations, sinon d’un amour possible, au moins d’une espèce de bonheur triste se savourant avec un peu n’importe qui d’un peu gentil ou d’un peu sexy, n’importe où, avec la surprise en Islande d’un bleu pas comme les autres, au Nevada celle d’une femme photographiant des fantômes, et des effusions qui font du bien, des lumières, « toute cette beauté» de par le monde dont on ne sait pour qui ni pour quoi elle est là, mais qui est là…

Judith Hermann a l’art de nous envoûter avec ses histoires qui ont l’air d’aller nulle part mais qui nous y emmènent sans ennui, à la rencontre de personnages apparemment sans intérêt dont les tribulations nous touchent cependant. Il y a chez elle de la porosité à la Simenon et une douceur dolente à la Tchekhov, même si ses nouvelles ne ressemblent qu’à elles-mêmes, mélodieuses en dépit de leur tonalité dépressive, renfermant quelque part quelque secret ou quelque infime trésor.

JLK

Judith Hermann. Rien que des fantômes. Traduit de l’allemand par Dominique Autrand. Albin Michel, 282 pages.

(Le Passe-Muraille, Nos 64-65, Avril 2005)

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