Le bon usage des clichés
Sur Le vrai Robinson d’Etienne Barilier,
par JLK
Un bel esprit qui se respecte ne peut apparemment que railler, aujourd’hui, toutes les productions de la télé-réalité — du voyeurisme psychologique de Loft Story aux joutes darwiniennes des Aventuriers de Koh-Lanta —, juste bonnes à nourrir les rêves stéréotypés des masses aliénées et à faire « pisser le dinar ». Dans cette optique. hautement éclairée, l’écrivain qui traiterait cette matière ne saurait être que virulemment satirique, étant entendu qu’au cynisme supposé sans faille des «concepteurs» de telles émissions ne peut répondre que la critique évidemment « lucide » et « sans complaisance » qui sied à ceux qui pensent.
Or c’est une position tout autre qu’a choisi de tenir Etienne Barilier dans Le vrai Robinson, qui pousse l’apparent paradoxe jusqu’à prêter, à l’initateur d’une émission-concours tournée sous les Tropiques où se rejoue l’aventure de Robinson, une psychologie nuancée et des visées presque louables. Le rêve débité ne sera pas de la plus vulgaire espèce même s’il relève assurément des lieux communs de l’évasion (mais quel bel esprit y échappe s’il vous plaît, quand il prend son billet pour La Barbade ou «fait» les gîtes ruraux d’Ardèche profonde), la manipulation des acteurs-concurrents n’ira pas jusqu’à n’en appeler qu’à leurs plus bas instincts, une plage sera laissée à leur initiative personnelle et même aux impondérables de «la vie», puisque aussi bien l’amour du nouveau couple édénique aboutit ici à une conséquence naturelle « prise en compte » par la production, comme le découvrira le lecteur…
Le romancier aura-t-il péché par candeur en imaginant un meneur de jeu si délicatement attentionné qu’il s’attache à harmoniser le montage futur de l’émission et les publicités assorties sans trop de mauvais goût à chaque séquence ? Faut-il taxer Barilier de naïveté parce qu’il frotte son réalisateur d’humanisme et de bons sentiments, ou n’est-ce pas autre chose qu’il cherche à dire avec sa bonne foi, peut-être naïve mais non moins légitime et éclairante en l’occurrence, sur cette «réalité» autour de laquelle les uns et les autres tournent et butent comme des papillons de nuit sur un lampadaire ?
Pour ma part, je noterai d’abord que j’ai retrouvé, dans Le vrai Robinson, un plaisir de lecture qui s’était étiolé dans les deux derniers livres de Barilier, et surtout dans L’Enigme aux figures si pâles, à la thématique passionnante mais si doctement traitée et à l’écriture si plate, alors qu’un souffle revient ici, et son acuité d’observation, au romancier montrant en outre une surprenante empathie à l’égard de ses deux jeunes personnages. Surtout, les trois dimensions d’une réalité projetée dans l’espace du roman, et la modulation du temps de celui-ci enté sur le temps de l’émission en train de se tourner, avec les effets de réel obtenus quand la projection des épisodes et la vie du tournage coïncident, structurent la forme du roman sans la figer, dans une écriture allante et suggestive où lyrisme et pénétration critique vont de pair.
Notre éminente consoeur Marion Graf, qui fait partie des garants patentés du littérairement correct en Pays romand, a écrit (dans Le Temps du 13 novembre 2003) que Le Vrai Robinson péchait en cela qu’il donne non seulement dans le kitsch, mais dans le trash. Or c’est un peu le drame de notre pauvre littérature, face à la critique académique, de se voir rappelée à l’ordre dès qu’elle achoppe tant soit peu à la réalité. C’est ainsi qu’on voit la même petite moue de dégoût accueillir les romans si bassement adonnés à l’observation quotidienne d’un Jacques-Etienne Bovard.
Inutile de préciser que l’amateur avéré de littérature trash cherchera en vain, dans Le vrai Robinson, la moindre trace des détritus intéressants qui émaillent les nouvelles d’un Charles Bukowski ou les romans d’un Robin Cook, pour ne citer que deux « classiques » du trash-realism. En fait, ce qui dérange probablement les bien-pensants dans ce roman est précisément ce qui, dans l’oeuvre de Barilier, dès le mémorable Passion auquel Le vrai Robinson fait pendant à de multiples égards, a toujours constitué la meilleure part de son inspiration créatrice, avec un mélange détonant de romantisme ingénu et de clairvoyance cinglante, de nostalgie « édénique » et de mimétisme «pervers» à la Nabokov. Le penseur Barilier, souvent si attachant dans ses efforts de compréhension et d’équanimité, mais si « comme il faut » par ailleurs, a probablement bridé pas mal de la « folie » du romancier, qui reprend heureusement du poil de la bête après la trop sage Enigme. Encore un effort, et du trash on passera au gore…
En attendant, l’usage qu’Etienne Barilier fait des clichés dans Le vrai Robinson me semble d’autant plus intéressant que sa position de narrateur embusqué reste, pour l’essentiel, celle d’une âme sensible — et qu’est-il d’autre au fond?
JLK