Le Passe Muraille

La nuit fulgurante

 

À propos de Villa Vortex de Mauric G. Dantec,

par Pierre Yves Lador

 

Je cite: «Un groupuscule de survivants sans doute mal dans leur peau, et probablement livrés à la solitude la plus extrême — mes amis extra-terrestres sur cette terre —, ceux qui seront en mesure d’un jour « me reconnaître », ou tout au moins «se reconnaître» quelque peu en moi, ou plutôt dans mes livres, eh bien oui, ceux-là sont tout juste nés, et encore, je reste d’un indéfectible optimisme. »

Et pourtant, en dix ans et quatre romans, Dantec s’impose comme le premier romancier métaphysique et de science fiction francophone, le plus visionnaire, aussi n’est-il pas étonnant que certains prescripteurs parmi les meilleurs le jugent frénétique, voire déjanté, et les pires l’insultent en le traitant de psychotique qui considère que l’histoire est avant tout une histoire de complots ou l’ignorent. Cela fait d’ailleurs partie de son idiosyncrasie. Issu du mouvement brownien du monde des sons, rocker, il continue à écouter en boucle, toujours en boucle des jours durant, ses jours ont facilement 36 ou 48 heures, les meilleurs CD que je n’écoute jamais de Dylan à Dalbello. Eveillé par le drame yougoslave qui semble fondateur pour lui, helléniste, ésotériste, éclectique, d’une voracité culturelle rare, il est semblable aux grands hommes de la Renaissance. C’est un auteur qui bouge, qui évolue à mesure que la société dévolue. Ses deux gros volumes de journal métaphysique et polémique sont à lire d’urgence. C’est roboratif, nourrissant et drôle. Dans cette société décadente, méthodiquement involutive, il y a place pour un espoir. Si Houellebecq, un autre grand lecteur de SF, procède surtout au niveau socio-psychologique, voire biologique, Dantec travaille à tous les niveaux de la cosmologie, la physique, la métaphysique « qui en est le prolongement par d’autres moyens » ! la neurobiologie, la cybernétique et le plus étonnant l’ésotérisme, le vrai, tout en critiquant la soupe nouvel âge.

Il cherche sans doute la vibration transmutatoire, d’où ces impressions de frénétisme ou de vertige, car le rythme, ce rapport de l’espace au temps, est constitutif de l’écriture, de la quête et de l’histoire et si le lecteur arrive à se synchroniser avec les ondes du texte et des images et leurs harmoniques, il est transporté, comme Dorothée dans Le Magicien d’Oz (cette comparaison est dans le roman), par la tornade, le vortex, voire transmuté.

Publié par Patrick Raynal qui n’édite que des livres qui racontent et qui transforment, ce livre qui a l’air délirant obéit à un ordre venu du fond de l’univers, lequel est homothétique de l’autre ? il est violent, et offre plus qu’une rédemption, une résurrection.

Extrêmement préoccupé par les salauds, particulièrement sous leurs incarnations de tueurs en série, pédophiles (pas les petits bourgeois qui consultent à la petite semaine leur petit écran, les vrais criminels du terrain), et autres pratiquants du génocide, les grands prédateurs pervers qui complotent dissimulés derrière les grands masques du pouvoir, Dantec montre un goût forcené de la pureté, maîtrisé grâce à sa pratique quotidienne de la lecture et de l’écriture et d’autres voies de sagesse, la recherche, l’école du doute, de l’ironie et de la satire. Il y a une grande tendresse et une grande espérance dans l’oeuvre même entre la peinture de l’extrême, la violence, les amphétamines, le LSD et d’autres adjuvants destinés à favoriser le saut quantique, les visions et les perceptions nouvelles.

Il vit dans l’hyperespace et l’hypertemps comme ses héros, hypervite, mais produit des romans qui l’emportent largement sur la BD et le cinéma, grâce à son cerveau qui assimile et régurgite, intègre immédiatement la structure absolue d’Abellio (qui a lu le plus grand ésotériste du DOC siècle ?), la phénoménologie génétique issue de Husserl, Villiers de L’Isle-Adam, Bloy, Nietzsche, Paracelse, Hallaj qui affirma être Dieu et fut exécuté, les mystiques, les traditions revivifiées par l’informatique, la Kabbale, les gnostiques, les chercheurs car les ésotéristes sont des chercheurs et Dantec pratique une relecture, une réinterprétation et surtout une réexpérimentation de la Tradition et de ses textes et je laisse au lecteur le soin de découvrir le panorama musical de l’oeuvre.

Ce roman s’ouvre par l’explosion qui tue le narrateur, se continue par les dix ans d’histoire (1991-2001) qui ont précédé cette explosion, politique et développement personnel du héros, policier marginal, qui traque un tueur en série dans une ville symbolique, l’agglomération parisienne sous le signe de l’électronique : ça va du tunnel sous une ancienne usine EDF au chien golem par la poésie de Novalis et l’Eve Future électrique, le réveil des cellules cérébrales inutilisées du narrateur… et du lecteur, et quand c’est fini, ça se continue par la résurrection, réincarnation, le vocabulaire manque, des héros dans un bord d’antimonde parallèle où ils retrouvent le Renard du désert (Rommel) et le Lion du Panshir (Massoud) et quelques autres maîtres soufis ou lecteurs de Machiavel et du Livre des ruses. Dieu aurait-il créé l’homme pour contenir le diable, voire le détruire ? Dans ce monde virtuel on reparcourt les figures clés de ce roman, les tunnels et leurs ténèbres où gît la lumière, les murs de l’Atlantique, de Berlin, de Jérusalem, leurs contraires : les abîmes, les tours de New York et de la Très grande bibliothèque qui nous vaut des envolées satiriques sur la culture et la République. Ces figures sont prises dans des structures, de la double hélice, il a lu Narby et l’a même rencontré, du vortex, de la structure sénaire d’Abellio, et surtout de la Kabbale, ses triangles, ses renversements, ses inversions, ses mystères, et toutes celles de la gué-matrie et du notarikon, ces sciences des chiffres et des lettres qui permettent d’interpréter la Bible, et les réseaux mis en valeur par Deleuze et les simulacres de Baudrillard…

Mais je ne veux pas oublier l’essence du projet de Dantec. La littérature peut modifier le monde, l’écriture crée le monde, cela a déjà été dit, mais il le met en scène et ses héros donnent une crédibilité à cette croyance, par le recours au passé, aux textes sacrés, aux textes des écrivains, aux musiques, aux événements contemporains réinterprétés et enfin par ce projet de sauver l’homme en lui permettant de muter, de sortir de sa chrysalide, de franchir un pas décisif, de s’accoucher en se battant avec tous les moyens contre le diable, en plongeant dans les ténèbres pour y trouver la lumière. Et même la fiction des créateurs est favorisée par des centres stratégiques qui doivent aider à neutraliser les censeurs, les confiscateurs et autres mercantis de la culture. La littérature est une conspiration pour changer l’auteur, le lecteur et le monde.

Le lecteur est convaincu, il faut être fou pour lire ce livre, mais s’il vit dans ce monde c’est sans doute la seule issue possible, créer ou lire de la littérature qui favorise la transmutation. Et l’ai-je déjà dit… c’est un sacré bon roman par un sacré bon écrivain!

R -Y. L.

Maurice G. Dantec. Villa Vortex (Liber Mundi; I). Gallimard, 2003. Collection La Noire. 832 pages.

(Le Passe-Muraille, No 58, Octobre 2003)

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