Le Passe Muraille

Pourtalès connu et méconnu

 

À propos du Journal de l’écrivain et de Montclair, chef-d’œuvre inaperçu,

par Roger-Louis Junod

L’auteur de La Pêche miraculeuse, né en 1881, a commencé à tenir son journal en 1912. Les huit premières années de celui-ci ont été publiées en 1980 chez Gallimard sous le titre Chaque mouche a son ombre. Voici le tome II de ce Journal couvrant les années 1919-1941 (celle de la mort de l’auteur). La fille et la belle-fille du romancier ont rassemblé les cahiers de ce Journal conservés à Etoy et chargé Doris Jakubec de composer l’appareil critique éclairant le texte à propos des personnes mentionnées et des oeuvres citées.

Le Journal de Guy de Pourtalès nous informe de la vie privée et des travaux de l’auteur, en particulier des problèmes que lui pose la composition de ses deux grands romans: Montclar et La Pêche miraculeuse. Cela est passionnant pour quiconque s’intéresse aux conditions de la création littéraire, mais ne doit pas nous faire négliger tout ce qui, dans ce Journal, ressortit au commentaire de l’actualité politique, vue sous un angle que situent exactement ces quelques lignes: «La France n’est pas faite pour la république parce qu’elle n’a pas le sens de l’intérêt général, ni celui de la discipline. Elle a tout inventé, tout créé en politique; mais aussi elle a tout usé et souvent abusé de tout.»

Evoquer Pourtalès, c’est songer à cette Pêche miraculeuse qui l’a rendu célèbre, à Marins d’eau douce, aux Contes du Milieu du Monde, à ses vies de Liszt, de Chopin, de Wagner et de Berlioz, mais qui a lu Montclar ? Qui tient aujourd’hui ce premier roman pour ce qu’il est: l’un des chefs-d’oeuvre de notre littérature contemporaine ? Publié en 1926 chez Gallimard, il est accueilli poliment par la critique qui devine ce que son auteur doit à Benjamin Constant et à Stendhal, voire à Proust que Pourtalès n’a goûté qu’assez tard et non sans réserve. S’il est vrai qu’on rencontre partout les ombres de Constant et de Stendhal, quelle originalité chez cet écrivain quadragénaire, quelle finesse dans l’appréhension de l’essence de l’amour, et quelle maturité délicate en face, par exemple, du grossier manichéisme de Mauriac dans Le baiser aux lépreux ou Génitrix. Je ne sache pas que Pourtalès se soit laissé influencer par Colette, mais qui d’autre, dans les années 20, eût réussi le portrait d’Ameline adolescente: «Je n’osais m’aventurer qu’à peine où Ameline marchait droit, allant d’instinct au corps de tout, prenant les êtres par leur peau, non par leur littérature.»

Guy de Pourtalès avait voulu intituler son roman La nouvelle Education sentimentale. Lisez, ou relisez Montclar et vous me direz si j’ai tort de trouver qu’auprès du héros de Pourtalès, Frédéric Moreau n’est guère dégrossi, tout de candeur et de naïveté quand Montclar, au même âge, écrit à Lise, sa première maîtresse: «Pour simples qu’apparaissent d’abord aux réflexions d’un jeune homme les possessions charnelles, pour sollicitées et attendues qu’elles soient, leur souvenir suffit pourtant à le troubler sans qu’il puisse distinguer au juste s’il s’agit de plaisir ou de douleur.» Comme Adolphe, Montclar est un roman d’analyse. Il y a dans la réflexion que je vais citer le fondement de tout un «art du roman» (selon Constant ou selon Pourtalès): «Les faits tiennent dans l’existence de l’homme ce rôle mineur et décisif dont le symbole est la cheminée qui tombe sur la tête du passant — ou le manque. Cet événement qui peut nous coûter la vie compte moins dans notre histoire qu’un coucher de soleil, l’audition d’une musique ou les plaisirs d’une dame qui veut bien nous associer aux siens. Le fait s’accomplit, puis s’efface; mais une image, une pensée en ont jailli à notre insu, qui, Aphrodites invisibles, sont plus tard les seules survivantes du passé.»

Il a fallu attendre 1972 pour que Montclar soit réédité. Il l’a été par la bibliothèque romande, en même temps que d’autres romans introuvables, tels Lord Algernon de Pierre Girard, et Bois-mort de Monique Saint-Hélier. Je crains que ces titres ne soient à nouveau épuisés, sauf peut-être Bois-Mort, et ne saurais trop insister pour qu’un éditeur se décide à republier Montclar, car son absence des librairies est aussi regrettable que le serait celle du Temps retrouvé de Marcel Proust.

R.-L.J.

Guy de Pourtalès, Journal 1919-1941, Gallimard, 1992.

(Le Passe-Muraille, No 1, Avril 1992)

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