Lettre à Henry Miller
Quand Asa Lanova (1933-2017) lisait Printemps noir en automne..
Alexandrie, le 1er septembre 1997
Henry My love,
Tu viens de surgir une fois de plus à l’improviste dans ma vie – comme cette nuit où, à Big Sur, peu avant de lier connaissance, nous nous étions tamponnés à bicyclette sur la côte escarpée du Pacifique ! Présage de ce qu’allaient être nos rapports. Ce que tu nommes «le premier coup de poignard de l’amour».
Donc, je revenais d’une balade dans ce vieux quartier de Moharram Bey, que j’aime pour sa quiétude et ses demeures baroques, ses immenses caoutchoucs séculaires, lorsque, place Saad Zaghloul, je suis tombée en arrêt devant le fatras poussiéreux d’une vitrine de bouquiniste. Là, parmi les caractères alambiqués de recueils arabes, et les titres insipides de cette littérature anglaise que tu qualifies de «merde onctueuse», un petit livre à la couverture plus que défraîchie m’est sauté aux yeux:
Printemps noir ! Coup au cœur… J’ai aussitôt acheté l’ouvrage, sans en discuter le prix manifestement trop élevé, et me précipitant dans un taxi, suis rentrée à la maison avec mon trésor serré contre moi. Je portais ce matin-là, coïncidence qui te fera sourire, la robe de peau dont tu prétends qu’elle me fait un cul d’alezane ! De retour dans ma thébaïde, je me suis empressée de m’allonger sur mon lit avec ton Printemps noir. Je l’ai relu presque d’une traite, en retrouvant certains passages avec un bouleversement inchangé malgré le temps – «Vivre au-delà de l’illusion, ou avec ? Voilà la question ! En moi, je porte une gemme terrifiante qui ne s’use pas, une gemme qui égratigne les carreaux pendant ma fuite dans la nuit» – tandis que d’autres me semblaient d’un cynisme un peu désespérant. Un cynisme qui, au fond, ne te ressemble pas vraiment, toi qui affirmes être avant tout un romantique. Tu m’as du reste avoué, un jour, te sentir devant les femmes comme un gamin. Ces femmes dont tu as écrit – du moins pour l’une d’entre elles – que «comme la Vénus de Botticelli, elles sont nées de la mer et restent tout écume».
Oh! Val, que mon exil égyptien me pèse par moments, me semble une forme de reniement de tout ce que j’ai vécu grâce à toi. Que penserais-tu de ce pandémonium qu’est Alexandrie ? «Un gigantesque lupanar!» me dirais-tu si tu étais avec moi, flairant le stupre ambiant avec le grognement d’aise qui t’est particulier et qui ressemble au «Om» des Hindous… Et tu ne manquerais pas, j’en suis certaine, de te retourner sur ces callipyges qui cachent peut-être, sous leurs voiles hypocrites, un noir harnachement de courtisane ! Mais, pour ce qui est de l’exil, j’en suis également certaine , tu m’affirmerais une nouvelle fois que tu «n’appartiens ni aux hommes, ni aux gouvernements, que tu n’as rien à faire avec les croyances ou les principes, et que, par conséquent, tu appartiens à la terre tout entière». Je ne puis toutefois m’empêcher de me demander comment tu réagirais ici devant l’omniprésence de l’islam, et quelles seraient tes impressions face à ces fous de Dieu au visage hâve et au regard fiévreux. Je sais que tu crois en un Dieu qui serait le lien entre toi et le cosmos, et que s’il est une prière que tu pourrais adresser au Grand Manitou, ce serait celle-ci: «Préservez-moi d’être jamais un sage !». Et je me souviens que tu as écrit dans je ne sais plus quel ouvrage, mais je ne suis pas sûre de partager ton avis, que «les foutreurs les plus doués sont ceux qui ont intimement lié cet art aux pratiques religieuses».
Henry my love, où sont nos beaux crépuscules de Big Sur, quand pour soulager ton artérite, des heures durant tu barbotais dans une de tes sources d’eau chaude en me parlant avec ferveur de Dostoïevski, ton idole…
A propos du passé: qu’est devenue ta bicyclette ? je songe avec mélancolie à nos randonnées dans Paris, alors que, sans cesser de pédaler comme un diable, tu me disais que toute Seine traversée par un pont, c’est le miracle d’un homme qui le traverse à bicyclette! J’ai quant à moi, non sans tristesse, dû me résoudre à mettre la mienne au rancard, tant rouler à vélo dans ce bled ensablé tient de l’impossible gageure. Et où en sont tes aquarelles ? Une de celles que tu m’as offerte à Big Sur est accrochée au mur de ma chambre – tu sais ? celle où le gris domine, ta couleur favorite. Dans Printemps noir, tu as écrit que, en 1927 ou 28, tu étais en passe de devenir peintre, ayant affirmé dans d’autres textes n’être devenu écrivain que par une sorte de désespoir. Un désespoir heureux, si je puis dire, celui d’un homme qui s’est acharné à renier la mort. («Seules nos manières de penser fabriquent la mort.»)
Je viens de recevoir une lettre de ton vieux compère, Georges Belmont, qui me dit que plus le temps passe, plus tu te détaches, unique, des compartiments de sa mémoire, Beckett ayant peu à peu dégringolé dans le tiroir des emmerdeurs ! Pauvre Sam, avec ses chaussures éternellement trop petites… Georges aussi se sent seul, dans sa tanière parisienne, sans plus de grand interlocuteur à qui se confier. Mais je sais que pour toi, «tout homme est son propre désert civilisé, l’île de soi-même, sur laquelle il est naufragé». Tu dis toujours que «le plasma du rêve n’est fait que de la douleur des séparations». Sans doute, mais j’ai de la peine, comme tu me l’as plus d’une fois conseillé, à vivre chaque chose pleinement jusqu’au bout – même la souffrance ! – afin d’éviter ce relent de regret qui te hérisse. «Fais ce que tu voudras. Peu importe, mais qu’il en sorte de la joie ! Fais n’importe quoi, mais que cela donne l’extase !»
J’en reviens à Moharram Bey: je suis passée devant la Villa Ambron, où séjourna notre vieil ami Durrell. Comme je m’arrêtais devant l’arbre gigantesque qui en dissimule l’entrée, un vieux gardien enturbanné est venu à ma rencontre en disant: «Ambron dead, Lawrence dead… everything finished !» J’en avais les larmes aux yeux. Alors, avec un sentiment de quasi-profanation, je suis entrée dans cette demeure encolonnée où les murs chancellent aujourd’hui sur leurs bases, longeant des corridors où le vent s’engouffrait par les vitres brisées et faisait voltiger des centaines de feuillets dispersés sur un carrelage défoncé. Me baissant sous l’œil intrigué du gardien, j’ai ramassé une vieille photographie où une jeune et belle femme souriait sous le halo de ses boucles blondes. «Emilia Ambron !», m’a murmuré le gardien, visiblement ému lui aussi. Cette Emilia dont on sait qu’elle inspira à Larry le personnage de Cléa…
Glissant la photo dans mon sac, j’ai pénétré dans une pièce qui avait dû servir de bar, et où notre ami avait sans doute éclusé plus d’un verre en songeant à son Quatuor ! Dans une salle de bains de marbre, tandis que machinalement je me regardais dans un miroir au tain fissuré, je crus l’apercevoir, qui m’observait avec cette moue ironique que tu lui connais! Et comme je traversais une cuisine dont l’âtre n’exhalait plus que des fantômes d’odeurs, des bribes de ta correspondance avec Larry me traversaient l’esprit comme autant de feux follets douloureux et cependant bienfaisants: «Ne me demandez pas de pleurer avec vous parce que vous êtes seul. Vous devriez en être fier. C’est à votre avantage. Vous ne pouvez pas être seul et en même temps avec le troupeau.» ce sont tes propos, bien entendu, tu les as reconnus ? Et encore: «Vous devriez vous reposer sur le petit grain de foi qui vous a poussé à écrire un livre. Vous devez tenir bon, et attendre que le monde vous reconnaisse.» Ces extraits étaient si présents dans ma mémoire que je croyais t’entendre, Val, toi qui as dit vouloir laisser une cicatrice sur le monde – et la cicatrice y sera jusqu’à la fin des temps. Si tu savais comme tu me manques ! Souvent tournée vers l’heureux temps de Clichy, je te revois, «toujours vif et joyeux» selon ta devise, avec ce gardénia que tu arborais coquettement à ta boutonnière. Et, comme toi, je voudrais que «mes pieds touchent les racines d’un corps sans âge pour lequel je n’ai pas de nom, comme je voudrais communier avec la terre et sous la matrice du temps, et que rien ne m’éjecte de mon silence».
Ecris-moi, Val, le «plasma de mes rêves« est parfois vraiment trop amer. La nuit dernière, j’ai justement rêvé de toi, et en me réveillant, j’avais, étonnamment aigus, gravés dans le cœur, le cerveau et le sexe, ces mots du Tropique du Cancer: «Elle ne se rappellerait jamais qu’à un certain coin je m’étais arrêté pour ramasser une de ses épingles à cheveux, ou que, lorsque je me baissais pour renouer ses lacets, j’incrustais dans mon souvenir l’endroit où son pied s’était posé, et qu’il y resterait à jamais, même après que les cathédrales auraient été démolies et que la civilisation latine tout entière aurait été rasée pour l’éternité.» Alors, tandis que la lumière s’emparait lentement de la moustiquaire de ma chambre, je t’ai imaginé, comme tu l’as souhaité, immobile dans l’espace et dansant à l’intérieur de toi-même.
For ever and ever,
Asa
(Le Passe-Muraille, No 32, Octobre 1997)