Carnets de la germination quotidienne
À propos de Pollen du Temps, suite de L’État de poésie de Georges Haldas,
par Maurice Sierro
Travail poétique à part entière, les Carnets de L’Etat de Poésie que publie à allure régulière Georges Haldas sont le lieu d’une germination quotidienne. Ils participent d’une œuvre née d’une intuition première (1) source de l’inspiration créatrice de l’écrivain genevois. Comme dans ses précédents carnets, le poète relate ici à la fois des événements anodins tout en rapportant ses pensées au fil des jours, s’efforçant de restituer l’«Etat de Poésie, indissociable de l’écriture […] le poète ne s’accomplit qu’en disant.» En cela, ces Carnets 1996 qui paraissent sous le titre emblématique de Pollen du temps, continuent de creuser le sillon d’émotions poétiques qui s’enchevêtrent à la réalité. Les grains de pollen ici consignés sont autant d’instants vécus en état d’éveil, que l’auteur du Boulevard des Philosophes compare à une «étincelle séminale» empruntant cette belle expression à Claudel. Et la graine porteuse d’éclore au contact du monde, transportant en elle la sensibilité d’une conscience émerveillée devant le mystère de la vie. Si bien que c’est de la rencontre de ces heures fertiles que se nourrissent les pages de ce livre humant la saveur d’un temps que Baudelaire appelle les minutes heureuses – titre repris pour les Carnets 1973 d’Haldas.
Au creux des événements souvent infimes qu’il a ainsi consignés durant un an, l’écrivain genevois entend l’écho du monde sourdre, de l’eau qui coule, du ciel aux couleurs changeantes, d’une balade dans la ville, du spectacle des oiseaux ou des odeurs familières qui proviennent de la rue. Scrutateur attentionné de ces oasis périssables, il sait en capter les résonances qui, du tréfonds de l’être, s’adressent comme un appel au cœur des hommes «à équidistance du spirituel […] et du sensuel.».
Ses lecteurs savent ce que Georges Haldas entend par l’Etat de Poésie, c’est-à-dire la perception intuitive d’une globalité, d’un univers tout entier contenus en germe dans l’éphémère et dans le fragment, parce que «la descente dans le détail est le plus sûr moyen de rencontrer l’ensemble» reconnaît-il. Et sa prose, sans jamais s’engoncer dans la rhétorique ni faire étalage de formules, d’exercer une action intérieure en s’infiltrant par tous les pores du visible, aboutit à son origine impalpable. Sonde intime, l’écriture de l’Etat de Poésie élève et approfondit, avance en creusant au plus profond de la chair du monde jus-qu’à atteindre l’indicible car «la première porte de l’invisible, c’est le silence.» Est-il nécessaire de préciser qu’une telle exploration, renonçant aussi bien à l’appropriation qu’à la fixité, appelle une constante ouverture à ce qui «est là malgré tout. Et comme en ré-serve. […] Nos dispositions affectives, notre météo n’ont rien à voir avec le noyau central en nous, si on peut dire»? Nul besoin donc de séduire, d’afficher ses humeurs, ni d’exhaler des effluves narcissiques de ces notations, encore moins d’y voir un baromètre de l’âme, «la sentimentalité est la triste fleur du moi dans sa prison.» Non. Ce qui se déploie dans ces carnets affleure bien davantage de la conscience du temps mêlée à celle du lent effacement du moi: «combien d’années pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout ?» s’interrogeait le regretté Nicolas Bouvier presque en écho à Georges Haldas.
Loin donc de se réduire à une enfilade de thèmes, ces carnets témoignent plutôt d’une expérience, d’un abandon aux sollicitations de l’existence. Aussi, passant insensiblement d’un souvenir à une raillerie sur les médias, d’une conversation happée dans un café à un discours politique entendu à la TV, d’un rêve à l’évocation de ses lectures de Maître Eckhart, Pascal, Nietzsche ou de Chestov, Haldas réussit-il à trouver dans la conscience intériorisée de ces moments fugaces de quoi accroître son attention. Sans pour cela prêcher ni donner des conseils «où il entre toujours un peu de suffisance, d’hypocrisie et même de charlatanerie. Dire simplement comment on voit les choses. Libre aux autres d’adhérer ou de rejeter.» Sans verser non plus dans l’explication, le mystique de la source n’hésite pas à invoquer la lucidité de Valéry, lui aussi mystique mais de l’intellect: «quelle que soit la valeur, la puissance de pénétration d’une explication, c’est encore et encore la chose expliquée qui est la plus réelle et parmi sa réalité figure précisément ce mystère qu’on a voulu dissiper.»
Ceux qui savent à quelle exigence métaphysique est soumise l’œuvre de Georges Haldas ne s’étonneront donc pas de retrouver dans Pollen du temps des pages consacrées à la double fonction de l’écriture; «l’une extérieure, pour dire, transmettre un message, exprimer ce que l’on sent et pense; et l’autre, toute intérieure, qui consiste à nous faire découvrir la substance même, si on peut dire de l’essentiel. Et à s’en nourrir.» Et l’auteur des carnets de comparer son travail quotidien d’écrivain à celui d’un Scribe appelé à témoigner sans cesse du lien qui unit le dehors au dedans et relie le temps à l’éternité. Trouvant par ailleurs dans le silence le plus durable des encouragements à éprouver ce «bonheur du Scribe: lorsque dans le silence qui se fait en lui, le monde commence à lui parler» et l’engage à une patience infinie à l’orée de l’indicible.
Le silence, l’indicible, l’invisible: autant de mots qu’emploie sans hargne Georges Haldas pour opposer, à la force centrifuge de l’individualisme qui projette l’homme hors de lui, celle du recueillement et de la contemplation. Il faut dire que l’état de poésie n’invite ni à réaliser ni à se réaliser, mais à la lenteur, au «lâcher-prise. Commencement d’une vraie progression». Il enjoint de quitter toute hâte pour s’ouvrir à autrui, accueillir le réel et acheminer les grains du pollen du temps vers un cosmos poétique, «parce qu’on est vide de soi-même, on est plein de tout.» Cela demande d’échapper à la frénésie orchestrée par les médias, de se refuser à l’impatience et à l’intolérance. Face au manque de discernement que l’on constate en cette fin de siècle, les Carnets de Georges Haldas répondent sans acrimonie par le recours à la parole incarnée issue d’un sentiment d’infinie gratitude à l’égard de la vie, son ferment essentiel.
M. S.
1 On trouve dans Les Entretiens de l’aube, trajectoire d’une vie, de Georges Haldas et Etienne Sordet, chez Labor et Fides, Genève, 1993, un approfondissement de cette intuition centrale dans les textes d’Haldas.