Le Passe Muraille

Un jardin à Bagdad

Elisabeth Horem en son Journal irakien

par Bruno Pellegrino

« Rien n’est éphémère comme l’actualité », lisait- on dans Le Ring (Bernard Campiche,1994), premier roman de l’écrivain franco- suisse Elisabeth Horem. Avec Un jardin à Bagdad, journal de ses trois années passées dans la capitale irakienne, Horem semble à la fois s’appuyer sur cette phrase et la contredire. En notant ses impressions sur la guerre – cette guerre en Irak qui, depuis quelques années, n’a pratiquement jamais quitté les pages des quotidiens –, elle raconte l’actualité, mais par cet acte même, lui enlève son côté éphémère, la rend littéraire, et la charge ainsi d’une signification qui appelle la durée.

Mariée à un diplomate, et avant cela déjà passionnée par le voyage, Elisabeth Horem a l’habitude de voir du pays. Pourtant, lorsqu’en octobre 2003 elle arrive à Bagdad, quelque chose va changer. Elle passera presque trois ans dans cette ville, et n’en verra pour ainsi dire rien, cloîtrée dans sa maison surveillée en permanence. Dès le début s’installe une ambivalence qui contamine tout. Il y a dedans, la maison, le jardin, les oiseaux, les petits chats, la fraîcheur de la piscine, et il y a dehors, Bagdad, les attentats, les enlèvements, la peur et la mort, la violence tous les jours. Il y a l’écriture, la lecture, la photographie, qui rythment les jours de l’auteur,

et il y a les menaces, les explosions, les enlèvements, le perpétuel état d’alerte, qui rythment les jours de la ville et du pays. « Il était insolite et réconfortant d’écouter de la musique de chambre alors que nous vivons dans une ville truffée d’explosifs. » Le temps passe, et malgré la guerre qui se glisse partout (« Belle soirée tous ensemble, M. officiant à la raclette – et dans le coin, près de l’appareil à raclette, une kalachnikov contre le mur… »), on s’enlise, une monotonie s’installe : « une vie quotidienne qui s’aménage à côté du maniement des armes lui aussi quotidien, ou comment on s’accommode de la violence ».

Une situation particulière qui, au-delà de sa réalité terrible, a quelque chose de très romanesque – et ce n’est certainement pas pour rien qu’Elisabeth Horem publiait, il y a deux ans, un texte étonnant et magnifique, au genre définissable uniquement par des négations : ni un roman, ni un journal, ni un reportage… Shrapnels – En marge de Bagdad (Campiche, 2005,) relatait, sous forme de courts fragments, une année de la vie d’une femme venue rejoindre à Bagdad son mari diplomate. Dans mon article sur ce livre (Passe-Muraille d’août 2005), je me demandais s’il fallait vivre pour écrire ou écrire pour vivre. On retrouve ici, entre Shrapnels et Un jardin à Bagdad, le même rapport qu’entre littérature et vie : l’une ne va, pour ainsi dire, pas sans l’autre, ou alors va, mais en boitant. On assiste entre ces deux textes (tous deux basés sur la même réalité, perçue par la même personne) à un enrichissement mutuel, comme une sublimation : la somme des deux vaut plus que la somme de chacun d’eux pris séparément.

Il y a d’une part, donc, un traitement littéraire de cette réalité, avec un découpage en chapitres numérotés, en « scènes » choisies et transcrites dans une langue travaillée. Le recours à la troisième personne (Horem ne nomme que par le pronom « elle » celle qui, dans Shrapnels, est son personnage) ajoute encore une distance de plus entre la réalité vécue à la première personne, et la littérature. D’autre part, un journal, une écriture plus spontanée, peu (ou pas ?) retravaillée, un texte à la structure imposée par les

jours, les mois, les ans – un journal qui, son auteur le note elle-même, « devient de moins en moins littéraire », peut- être parce que la réalité trop intrusive de Bagdad prend le pas sur le texte, le forçant à une immédiateté sans concessions.

La lecture parallèle de ces deux textes met également en évidence le travail de l’écrivain, qui, à partir d’une réalité brute une première fois retranscrite sous forme de journal, dépasse ce stade et s’attaque au travail de la langue, aux questions structurelles, formelles. Les phrases reprises intégralement dans ces deux livres tissent des liens entre eux et surprennent à chaque fois, comme si, lisant un roman, on y voyait s’ouvrir tout à coup une fenêtre sur la réalité – ou le contraire.

Un Jardin à Bagdad se laisse donc lire à plusieurs niveaux. C’est un livre qui fourmille, qui étonne, interroge, servi par la langue très sobre et concise d’Elisabeth Horem, qui écrit les choses comme elle les pense, sans tourner au sensationnel ni au sentimental, et souvent avec humour. Un texte important : indispensable.

B.P.

Elisabeth Horem, Un jardin à Bagdad. Journal (octobre 2003 – mai 2006), Bernard Campiche Editeur, 2007, 330 pages.

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